Fabrice Schurmans : Paris perdus

« Aux convulsions immédiates qui caractérisent la fin d’un régime, succèdent les longs soubresauts d’un effondrement écologique finalement visible. »

Les liens entre fictions postapocalyptiques et dystopies sont évidents et anciens. Il peut s’agir de dictatures consécutives à une crise écologique, comme dans Soleil vert, ou de situations écologiques problématiques créées de toutes pièces par un régime sans scrupule pour assoir son pouvoir, comme dans 1984. Cette question concerne d’abord les relations entre pénurie et pouvoir, mais aussi entre organisation et ressources. Le problème du « fascisme vert » ou de la « dictature verte », loin d’être seulement une figure de style, constitue une menace réelle. Plus les démocraties postmodernes mettent de temps à s’adapter à la crise écologique, plus l’adaptation devient violente, dictatoriale. Plus une dictature est prise dans ses contradictions, plus l’argument vert apparait comme une solution afin d’éviter d’avoir à justifier ses dérives. Les deux tendances ne sont pas incompatibles. Globalement, tous les types de crises écologiques peuvent être associés à toutes les pratiques autoritaires. Il peut s’agir de coercition ou de manipulation, de manque de ressources ou de catastrophes naturelles.

Dans un recueil de nouvelles publié chez Flatland Editeur, Paris perdus, Fabrice Schurmans examine cette question. Les récits se situent tous dans le même univers, marqué par les guerres, les mystifications et le despotisme. La France du président Maclot s’est crispée dans une société compartimentée socialement. Les privilégiés vivent dans des zones protégées par des milices et des remparts. Les plus pauvres sont cantonnés dans des espaces désœuvrés et insalubres. Les problèmes environnementaux sont à l’origines de cette situation, le pouvoir n’ayant pas d’autre choix pour y faire face. L’étiolement est détaillé comme un lent affaissement qui s’organise autour de pratiques totalitaires. La police est partout, sans elle le système ne tiendrait pas. La surveillance est généralisée et des interdits écologiques servent de prétexte à une emprise de chaque instant. Cela n’empêche pas, finalement, la nature de reprendre ses droits, puisque le régime finit par s’effondrer et laisse la place à une situation chaotique.

Couverture

L’utilisation des faux-semblants, de la propagande et des diversions constitue le centre de la stratégie du pouvoir. De gigantesques parc d’attractions « réels », où des clients aisés chassent les gueux, servent d’exutoire à la haine. Il est possible de prendre l’apparence d’un autre, par exemple une célébrité, pendant un temps, jusqu’à l’absurde. Quand certaines personnes cherchent une échappatoire par le frisson en faisant de l’exploration urbaine, il apparait que celle-ci est en fait une télé-réalité. On pense à Mondwest, le film de Michael Crichton, adapté en série (Westworld) avec Anthony Hopkins. Le divertissement est un aspect essentiel du contrôle politique. Mais ces mises en scène ne résistent pas aux rapports de forces qu’elles sont censées cacher. Les bases du système finissent par le rattraper.

Aux convulsions immédiates qui caractérisent la fin d’un régime, succèdent les longs soubresauts d’un effondrement écologique finalement visible. Le politico-militaire et sa violence dissimulatrice cède la place à un monde désolé où les narrations du passé sont à peine des souvenirs. Les liens entre catastrophe et dystopie révèlent l’incapacité du politique à considérer l’avenir durablement. En ce sens, nous sommes dans une perspective inverse à celle de 1984. Un pouvoir ne peut pas devenir éternel parce qu’il ne peut jamais entièrement coïncider avec lui-même.

Antoinette Rychner : Après le monde

« L’inertie climatique continue et menace l’humanité. Elle menace même les améliorations politiques et sociales obtenues grâce à la prise de conscience consécutive à la catastrophe. »

S’il fallait citer un roman qui exprime et synthétise la vision de l’effondrement telle qu’elle a été pensée par Pablo Servigne, ce serait Après le Monde d’Antoinette Rychner, publié en 2020 aux éditions Buchet Chastel. En 2022, un cyclone particulièrement violent frappe la côte ouest des Etats-Unis. Le système économique mondial, qui fonctionne à flux tendus, n’y résiste pas. Les pouvoirs publics font tout pour empêcher la catastrophe. Ils emploient des outils monétaires, politiques, policiers, militaires mais ne réussissent pas éviter une régression globale. Les populations subissent l’incapacité des autorités à permettre les approvisionnements fondamentaux. Les soubresauts, particulièrement meurtriers, durent plusieurs années. Ils passent par un net recul technologique ainsi que des phases de crispations nationalistes et xénophobes, avant de se stabiliser temporairement dans des systèmes sociaux fondés sur la démocratie directe et le respect de l’autre. Les différents chapitres du roman décrivent les trajectoires de femmes aux prises avec les difficultés croissantes de l’effondrement, mais aussi avec l’acceptation du féminin comme une partie de la solution à la violence endémique. La féminisation de la langue est ainsi une réalité constante du roman. Elle exprime un désir de tolérance et d’apaisement. Malheureusement, l’espèce humaine fait ce choix trop tard. Elle est finalement rattrapée, quelques décennies après la catastrophe, par l’accumulation des problèmes écologiques qu’elle a créés.

La question de la perte du confort dans les déplacements, les communications et les besoins biologiques est centrale. Ses inconvénients matériels sont souvent détaillés. Les trajets sont longs et dangereux, surtout pour les femmes et les enfants, l’échange d’informations est beaucoup moins facile, la nourriture est produite localement, la sexualité présente les risques qui sont ceux des sociétés traditionnelles, que ce soit en termes de contraception ou d’infections. Mais c’est d’abord le contraste socio-culturel qui frappe. A l’aisance névrotique et douloureuse de la vie postmoderne succède la fatalité nonchalante et dangereuse du monde d’après. L’ambiance change complétement.

Malgré l’abandon forcé du consumérisme, les problèmes ne sont pas fondamentalement résolus. L’inertie climatique continue et menace l’humanité. Elle menace même les améliorations politiques et sociales obtenues grâce à la prise de conscience consécutive à la catastrophe. La bêtise du système défunt vient abîmer son successeur. On peut y voir, de la part de l’autrice, une forme de contrariété, peut-être même un aveu. Rien ne naît de rien et il sera difficile, même pour la moins mauvaise des sociétés à venir, d’assumer les fautes que nous avons commises. Nous n’avons pas seulement détruit ce que nous sommes mais aussi la possibilité qu’il y ait autre chose.

Le livre est lancinant, triste, perspicace. Parce qu’il est argumenté, il en arrive à être lucide sur ses propres impasses. Tactiquement, il suscite l’espoir, mais à long terme, il s’interroge pour ne pas avoir à conclure. En outre, Pablo Servigne lui-même, dans un entretien réalisé durant la crise de la COVID, semblait se demander si celle-ci ne réfutait pas la thèse de la fragilité du système économique à flux tendus dans lequel nous sommes. Même si cela n’invalide pas les autres types d’hypothèses collapsologiques, il nous faut néanmoins rester prudents quant à un certain nombre de pistes qui, si elles peuvent être intéressantes, doivent toujours être questionnées.

Estelle Faye : Un éclat de givre

« L’autrice exprime son affection et son admiration à l’égard de cette ville en montrant sa délicatesse et la douleur latente qui en émane. »

Dans un Paris violent et feutré, aussi dangereux que complexe, une certaine idée des arènes de Lutèce s’est réfugiée. La crise des ressources qui a ravagé le monde au XXIe s. a fini par engendrer une ville qui concentre son histoire. Paris, dans l’avenir, est devenu son propre condensé. Au centre, l’île de la cité est dirigée par le roi des Gitans, et l’enfer(-Rochereau) est un repaire grotesque de mutilés retranchés dans l’hôpital Cochin. En proche banlieue, des paladins paramilitaires de l’avenir protègent la ville des attaques extérieures. Dans le XIIIe, la bibliothèque nationale est peuplée d’enfant-psys mutants réfugiés qui tirent les ficelles grâce à leurs pouvoirs. Montmartre donne le rythme, lancinant et profond. Le personnage principal, Chet, y chante dans un bar. Il est un jour abordé par un paladin qui lui confie une mission. Celle-ci va l’emmener plus loin qu’il ne le pense. La situation est d’autant plus préoccupante qu’une nouvelle drogue ravage la ville et que la température semble anormalement élevée pour la saison…

Estelle Faye, avec Un éclat de givre, publié en 2014 aux éditions Les Moutons électriques, propose un roman doté d’une apparence, un personnage qui défend une cause alors que rien ne l’y prédispose, d’une perspective, l’écologie postapocalyptique, et d’une substance, Paris. La capitale y est décrite comme sa propre quintessence. Elle a trouvé, dans un avenir difficile, le moyen de coïncider avec elle-même. L’autrice exprime son affection et son admiration à l’égard de cette ville en montrant sa délicatesse et la douleur latente qui en émane. Paris est un îlot et une force. Son intensité la rend invulnérable quelles que soient les blessures qu’elle s’inflige. Malgré un monde effondré, Paris subsiste, meilleure qu’elle-même parce qu’enfin elle-même. L’autosuffisance a créé une ville autonome débarrassée de sa mégalomanie. Ravagée par la criminalité, elle n’est pas une utopie, mais, significativement, elle est seule. La province n’apparait pas.

L’effondrement décrit dans ce roman provient d’une crise des ressources. Il ne se produit pas subitement mais engendre un monde fondamentalement différent. Les élites résistent longuement, tentent de maintenir leur mode de vie dispendieux dans des enclaves, mais finissent par sombrer avec leur incohérence. Le reste de la planète n’est pas accessible. Les autres zones du globe sont mystérieuses et il est difficile de savoir ce qui s’y passe. Paris est un microcosme, celui qu’il aurait toujours dû être si l’histoire du monde l’avait permis. La catastrophe écologique crée un Paris atemporel sans pour autant détruire la ville. Est-ce tellement surprenant ? Celle-ci a bien survécu à Haussmann, menace peut-être plus terrible encore. Avant cette curée, un Paris du futur nous avait été promis. Après, il nous hantait. Nous savions qu’il se préparait, nous voulions seulement le voir. Avec l’effondrement, le voici. Il est transhistorique. Ce Paris assiégé permet aussi, en dépit de sa violence, une tolérance que ne permet pas le nôtre.

La question climatique est centrale mais relève de l’intrigue sans relever du thème postapocalyptique car la planète n’a pas été ravagée par un réchauffement d’origine humaine. Néanmoins, la maîtrise du climat a été un enjeu durant les décennies qui ont précédé l’effondrement. Les deux grands thèmes écologiques que sont l’épuisement des ressources et le climat sont présents mais ne sont pas liés. L’un n’a pas été une solution brutale à l’autre. Les problèmes d’extraction des ressources ont mis fin à une civilisation aberrante pour conter une histoire où notre espèce doit éviter ses anciens errements. C’est un procédé narratif qui, espérons-le, restera fictionnel.

Aurélie Wellenstein : Mers mortes

« Si la science-fiction se charge de la catastrophe, le fantastique esquisse une solution. »

Oural est à la frontière entre le spectral et le réel. Il est l’exorciste d’une petite communauté retranchée dans un bastion. Après que l’humanité a détruit notre écosystème, asséché les océans et anéanti les animaux, les survivants se sont regroupés dans des enclaves et tiennent péniblement. Mais la principale menace est ailleurs. Les animaux marins reviennent d’entre les morts sous la forme de marées constituées par des hordes de fantômes. Squales, bancs de poissons, méduses, pieuvres avides de vengeance s’abattent régulièrement sur les rescapés pour s’emparer de leurs âmes. Seuls des individus particuliers, les exorcistes, peuvent empêcher la marée de tuer. Ils créent des boucliers qui repoussent les nuées. Ce don précieux fait d’Oural un être à part. Il est protégé par sa communauté et vit dans un relatif confort. Mais quand un impressionnant navire pirate volant surgit et le kidnappe à la faveur d’une marée, son existence est bouleversée. Le capitaine, Bengale, capture des exorcistes pour protéger son équipage et son bateau. Il navigue en affrontant les spectres et parcourt un monde qu’il croit pouvoir réparer.

Situé à l’intersection de la science-fiction et du fantastique, Mers mortes, d’Aurélie Wellenstein,  paru en 2019 chez Scrinéo, présente, au propre comme au figuré, un paysage désolant. Notre planète est crevassée, les mers ont quasiment disparu et les animaux ne subsistent que sous la forme de créatures voraces et vindicatives. La responsabilité pleine et exclusive de notre espèce dans ce désastre est explicitement soulignée. Celle-ci a consacré ce qui lui restait d’énergie à incriminer des boucs émissaires politiques afin de pouvoir continuer à détruire. L’humanité a fait ce qu’elle a condamné et condamné ce qu’elle a fait. Le résultat ne serait pas sans rappeler La Mort de la terre de J.-H. Rosny Aîné si l’élément fantastique ne venait pas donner espoir et souffle à l’ensemble. Paradoxalement, la présence des spectres transforme l’évidence écologique en énigme et confère au récit une possibilité de victoire. Si la science-fiction se charge de la catastrophe, le fantastique esquisse une solution. Le bateau pirate chemine car son existence implique que tout est possible.

Cette répartition des tâches est complétée par une autre, car la tonalité du roman se situe à la limite de la littérature de jeunesse. Le monde écrase les personnages mais leur simplicité les protège de sa toxicité. L’air est empoisonné et les leçons de la vie sont amères mais elles ne sont jamais perverses. Il y a quelque chose de candide dans les frustrations du personnage principal, qui ne sait pas s’il doit aimer ou haïr. Cette candeur est aussi celle d’un roman d’apprentissage. La relation intime et joueuse qui le lie au fantôme d’un dauphin remémore, à travers la persistance des jeux de l’enfance, que la solution sera magique ou ne sera pas. L’espoir subsiste par un dédoublement et une ambiguïté. L’autre monde, celui des morts, est parmi nous, mais que peut-il vraiment ?

L’histoire de ce roman nous rappelle la nôtre et les récits magiques que nous nous donnons pour demander au bourreau cinq minutes de plus, les cinq dernières. Les animaux marins ne reviennent pas nous hanter, sinon dans les romans. Aucun capitaine hargneux et attachant ne combat la fatalité, car elle n’a aucun visage, pas même celui, éthéré, d’un fantôme. Nos émotions nous offrent la saveur de la vie mais elles ne nous aident pas toujours à comprendre. Parfois, elles nous permettent de continuer à polluer. Les récits sont là pour nous le rappeler.

Marine Duval : Epos, des Aubes et des Fins

« Les sociétés qui en résultent ne sont pas exemptes de pathologies sociales mais évitent soigneusement la gloutonnerie qui a généré la catastrophe. »

Il est difficile de regarder en arrière, moins parce que la vérité s’y trouve (pour quoi faire ?) que parce que celui qui se concentre sur son passé finit par ne plus regarder où il marche. Pourtant, l’exercice est inévitable. Céleste Bretton dirige l’état le plus étendu d’une Europe qui a survécu. Au XXIVe s., l’humanité ne compte plus que quelques millions d’individus. On ignore ce que sont devenues les Amériques. L’Afrique et l’Asie sont des terres inhospitalières et inquiétantes. L’adaptation et la sobriété se sont imposées dans les ruines de l’ancienne civilisation thermo-industrielle, mélange de technologie et d’artisanat. Dire que Céleste n’a pas eu une vie facile serait un euphémisme. Mariée de force à un homme brutal, capturée puis torturée par une secte de psychopathes, elle a vu deux de ses enfants mourir atrocement, le troisième s’enfuir et elle a été emprisonnée à la suite d’un coup d’Etat. Cependant, sa vie est relativement sûre par rapport à celle de nombre de ses contemporains. La guerre nucléaire qui a détruit l’essentiel de l’espèce humaine a laissé un monde amer où les menaces physiques et psychologiques sont fréquentes. Il n’est pas rare d’abandonner ses enfants en espérant qu’ils restent en vie. 

Epos, Des aubes et des fins, de Marine Duval aux éditions Les Presses littéraires, est un roman ambitieux qui se situe à l’intersection des grands thèmes écologiques et postapocalyptiques. Une part importante de son contenu est consacré à décrire les causes comme les conséquences de la guerre. Si celle-ci est engendrée par la crise écologique, elle l’amplifie redoutablement. Les sociétés qui en résultent ne sont pas exemptes de pathologies sociales mais évitent soigneusement la gloutonnerie qui a généré la catastrophe. Les travers énergivores réapparaissent sous la forme de folies religieuses qui subliment l’utilisation des ressources dans les anciennes sociétés et transforment leur souvenir en culte. En outre, aux confins du monde connu, les irradiés, qui forment des groupes de parias, aspirent à ce que soit reconnue leur humanité. 

Epos

Le roman est surtout caractérisé par une dimension prosopographique. Les personnages abondent et sont fortement marqués par leurs situations socio-professionnelles. Elles influent fortement sur la place de chacun. C’est l’organisation d’un monde traumatisé qui est décrite par le prisme de l’utilité des uns et des autres. Dans un univers où les spéculations théoriques sont un luxe, la profession est un critère important quant à la place d’un individu. La bureaucratie est réduite à sa plus simple expression. 

L’art résume et concentre, comme souvent, les inquiétudes de sociétés conscientes de leur fragilité. De nombreux chefs d’œuvres, surtout ceux des musées italiens, ont survécu. Céleste met un soin particulier à les protéger, à les répertorier et à les regarder. L’effondrement a tout détruit mais a peut-être moins touché ce qui semblait le plus vulnérable. Le hasard et l’aveuglement ont voulu que le chef d’œuvre en péril, notre planète, devienne le Radeau de la Méduse. Il n’est pas surprenant que les survivants s’y disputent. Que pourraient-ils faire d’autre ? 

Jacques Amblard : Apocalypse blanche, La sirène sous la cime

« On ne sait si ses démons sont réels ou imaginaires. C’est un va-et-vient permanent entre des dangers qui sont à la limite du rêve. »

3 % de la population française a survécu. C’est un record mondial. Une série de séismes a ravagé la planète au milieu du XXIe s. tuant l’écrasante majorité de l’humanité. La France, relativement épargnée, reprend sa place au premier rang du concert des nations. Une partie de la Savoie, en particulier la région de Chamonix, tire son épingle du jeu. Ce n’est pas sans importance si l’on considère que la Terre s’est dotée de montagnes qui auraient fait rêver avant l’apocalypse. Le plus intrigant de ces sommets, en Alaska, fascine autant qu’il déroute. Ses 15 000 mètres sont, littéralement, stratosphériques. Très vite, des expéditions s’organisent pour les vaincre. Casselaz, alpiniste chevronné, victime d’abus car élevé par un père psychopathe, est aussi d’une pénible timidité. Au centre de plusieurs de ces ascensions, dès son adolescence, le personnage est mystérieux, faussement absent. Il dissimule plusieurs surprises. Sa relation avec la montagne est aussi toxique que celle qui le lie à son père. Les deux, d’ailleurs, le poursuivent et l’évitent.

Ecrit à la première personne dans un style célinien, Apocalypse blanche, de Jacques Amblard aux éditions La Volte, est sous-titré La sirène sous la cime. Celle-ci semble constamment se dissimuler au regard, elle se cache derrière un récit où les apparences s’enfuient. La véritable sirène (et la véritable cime) reste insaisissable. Le roman est érigé à la manière d’une montagne avec un chapitre central qui, comme un pic perçant les nuages, révèle l’auteur. Il est aussi constellé de notes aussi indispensables qu’impromptues, comme des références érudites constantes à un univers montagnard bibliophile. L’ensemble est à la fois badin et inquiétant. La montagne n’est pas la seule à tuer mais elle est le prétexte de la mort. Casselaz semble se tortiller pour échapper à un destin sans forme.

Apocalypse Blanche

Les tremblements de terre eux-mêmes ne constituent pas un problème écologique d’origine humaine. Ils posent et résolvent un certain nombre de difficultés environnementales. La surpopulation cesse évidemment d’être menaçante mais les milliards de morts sont finalement assez peu présents dans une fiction qui est surtout l’histoire d’un personnage, de ses souffrances et de sa manière de s’en protéger par la discrétion. Outre la douloureuse relation au père, s’ajoute la disparition de ses enfants et une tendance à s’attacher à des êtres toxiques. L’identité de Casselaz est incertaine dans un monde qui, lui, est certain d’avoir été presque anéanti. Si les technologies utilisées sont très avancées, elles manquent de projet sur une planète vidée par les séismes.

Apocalypse blanche n’a pas pour cadre la destruction du monde par la folie des hommes mais la folie des hommes après la destruction du monde. Le personnage principal s’y agite et tente d’échapper à l’agitation. On ne sait si ses démons sont réels ou imaginaires. C’est un va-et-vient permanent entre des dangers qui sont à la limite du rêve. Une blessure originelle est perceptible mais il est difficile de savoir laquelle. Elle affecte constamment Casselaz et s’exprime par plusieurs figures dont il est délicat de savoir si elles sont réelles ou fantasmatiques. La catastrophe a débarrassé le monde de la crise écologique, reste l’alpiniste et ses questions. La nature victorieuse laisse les êtres humains s’occuper d’eux-mêmes puisqu’ils n’ont plus rien à redouter d’autre que la sirène sous la cime.

Addendum, Jean-Marc Ligny : Après les âges sombres

« Deux volontés d’isolement s’affrontent donc, l’une durable et l’autre non. »

Daniel, permacultivateur dans un monde qui a vu la civilisation thermo-industrielle s’effondrer, vit seul depuis le départ de sa tribu. Il s’occupe de son potager au pied d’un bâtiment éventré datant d’avant la catastrophe. Les animaux sauvages, dont il connait les habitudes, ne constituent pas une menace. Seuls les frelons noirs géants sont pour lui source d’inquiétude. Un jour, parce qu’il croyait en frapper un avec sa bêche, Daniel détruit un drone. Kévin est un déviant aux tendances perverses qui ne se sent pas à son aise dans son bunker postapocalyptique. Le métavers ne lui convient guère. Alors, il décide de sortir par tous les moyens, y compris sanglants. La rencontre de ces deux individus ne change rien à l’avenir du monde. Mais là n’est pas l’essentiel. Les animaux seront les arbitres. 

A lire dans le numéro 107 de la revue Bifrost, “spécial fictions”, cette nouvelle de Jean-Marc Ligny intitulée Après les âges sombres aurait en effet été parfaitement à sa place dans le recueil du même auteur précédemment étudié par ce site. La sauvagerie des résidus décadents de l’ancien monde quitte son cercueil physique et numérique pour s’attaquer à la sagesse débonnaire qui lui a succédé. Il faut noter que Daniel vit seul malgré les avertissements de sa tribu et que la question de la coopération est presque absente. Deux volontés d’isolement s’affrontent donc, l’une durable et l’autre non. On soulignera aussi la présence importante des loups, les canidés étant, on l’a vu, souvent utilisés par Ligny dans ses textes. L’humain, l’animal et la machine interagissent et se toisent pour laisser le lecteur deviner à qui l’avenir de cette planète appartient. 

Arnauld Pontier : Dehors, les hommes tombent

« La cause de la catastrophe est l’inconscience de l’espèce humaine parce qu’elle ne comprend pas qu’elle crée son destructeur. »

La solitude d’un être artificiel dans un monde déserté est difficile à porter. L’oubli est une solution de chaque instant. Un humanoïde parcourt la Terre, vide depuis des millénaires. Il a vu les derniers de ses créateurs fuir vers l’espace ou être massacrés par les Semblants, la catégorie de créatures à laquelle il appartient. Il a traversé des milliers de kilomètres pour aborder un rivage qu’il ne parvient pas à identifier. Son histoire est mystérieuse. Un temple à Hélios, divinité éteinte de la fin du monde précédent, accueille momentanément son errance. Il est arrivé sans savoir où ni pourquoi. Il va l’apprendre mais il lui faudra suivre la piste éprouvante de sa propre vie, dont il ne se souvient plus. Il devra d’abord affronter un monstre mythologique de l’avenir, puis regarder en lui-même ce qu’il a été afin de découvrir ce qui s’est véritablement passé, pour lui-même et l’humanité.

Dehors, les hommes tombent, d’Arnauld Pontier, est d’abord le récit d’une introspection qui se révèle concrètement. L’état d’esprit, les capacités et les souvenirs du Semblant qui est le personnage principal de ce roman s’éclairent au fur et à mesure de sa progression. Paradoxalement, il s’agit d’une quête initiatique à rebours. Au combat physique succède l’exploration numérique qui lui révèle ses souvenirs. Il a vécu, davantage que l’on ne pourrait le penser, mais il ne le sait pas. Connais-toi toi-même, l’adage est connu, encore faut-il vivre pour se connaitre. Ce mythe de la caverne dans un cadre postapocalyptique permet une errance, celle du personnage principal, et cause une quête initiatique rétrospective.

Statue de la liberté
L’avenir est incertain.
©Getty – Mark Garlick/Science photo library

Le récit n’est pas d’abord caractérisé par un effondrement écologique même si cet aspect n’est pas absent. La cause de la catastrophe est l’inconscience de l’espèce humaine parce qu’elle ne comprend pas qu’elle crée son destructeur. Néanmoins, la dimension écologique, la question des ressources et du rapport avec l’environnement, est sensible. En cela, Arnauld Pontier adopte, avec Dehors, les hommes tombent, une perspective complémentaire à celle de l’une de ses nouvelles, L’homme de sable, qui pointe plus précisément les conséquences imprévues du réchauffement climatique. Alors que le roman décrit une humanité qui chute en se tirant une balle dans le pied dans un cadre écologique fragile, la nouvelle raconte les conséquences folles d’une crise écologique devenue imprévisible. Le premier part d’une impasse et s’achemine vers une renaissance, la seconde commence par une abondance et se termine par une métalepse tragicomique.

Nos problèmes écologiques ne peuvent pas être contournés. La littérature relate à leur propos des histoires cornucopiennes de dépassement par la technologie ou des histoires d’effondrement dans lesquelles la technique révèle son impuissance, quand ce n’est pas sa nocivité. En choisissant une voie hybride où les deux approchent se combattent et se servent d’antidotes mutuels, Dehors, les hommes tombent nous parle d’un avenir où l’humanité est un revenant. Ce futur fantomatique n’est pas très avenant en plus d’être hasardeux. Mais si nous pouvons regarder nos limites, nous en choisirons un autre.

Doris Lessing : Shikasta

« Si Doris Lessing nous montre que nous sommes dévoyés, c’est en posant une hypothèse romanesque. Le divin n’est pas ce que nous croyons. »

Des extraterrestres jettent un regard clinique sur notre planète. Ils l’évaluent, la soupèsent et comprennent qu’elle est exceptionnelle, plus que prometteuse. Ils se livrent donc à des expériences qui conduisent à l’apparition de notre espèce. Dans cette perspective, les habitants de Canopus, sages et pondérés, sont en rivalité avec ceux de Sirius, plus intrépides, ainsi qu’avec ceux de Shammat, malfaisants et pervers. Ces derniers restent cachés pendant la conception du genre humain puis interviennent pour le subvertir et ravir aux Canopéens leur création. Alors que les êtres humains s’illusionnent de plus en plus sur leur passé, leur présent et leur avenir, Canopus essaie de reprendre le contrôle de la situation en envoyant des émissaires sur place. La succession des prophètes et des saints, décrite dans les textes sacrés de l’humanité, affronte péniblement la rapacité croissante de Shammat, dont l’influence évoque celle du diable.

Certaines choses sont cachées depuis la fondation du monde. Doris Lessing, dont le prix Nobel n’aura, lui, échappé à personne, aborde la question dans un roman allégorique qui s’achève en une totale et authentique collapsofiction. Le nom Shikasta provient d’un terme persan qui signifie « brisé ». Ce roman s’inscrit donc dans une tradition philosophique et spirituelle qui est celle d’un rejet de la séparation. Nous sommes condamnés à ne pas coïncider avec nous-même, à nous détruire par ignorance, parce que nous avons oublié le divin. Le gnosticisme, le soufisme ou le néoplatonisme sont d’évidentes sources d’inspiration pour l’auteur, qui organise son récit de manière à compléter le macrocosme par le microcosme. Il commence par une description générale et démiurgique de l’évolution de la planète et se termine par une série d’échanges intimes entre personnages bien placés en transitant par une phase prosopographique très intéressante sur différents individus singuliers. Le dernier envoyé de Canopus, Johor, incarné en l’humain George Sherban, réussit à sauver ce qui peut l’être au terme d’un vingtième siècle particulièrement éprouvant.

Il faut peser le pour et le contre (L’arche du Capitaine Blood, Atari ST)

Si Doris Lessing nous montre que nous sommes dévoyés, c’est en posant une hypothèse romanesque. Le divin n’est pas ce que nous croyons. Il est aux cieux mais séculier. Une autre manière de répondre à la question serait que constater qu’il n’existe tout simplement pas, à moins d’utiliser la pirouette spinoziste qui consiste à l’identifier au grand tout. Avons-nous besoin de l’ignorer pour avancer ? Dans ce cas, nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe. Aujourd’hui, nous ignorons les dégâts que nous infligeons à notre écosystème, le véritable divin, pour pouvoir continuer à l’exploiter. Les bouleversements techniques et politiques que nous vivons depuis des siècles nous dissimulent la stabilité de notre nature. Soit nous trouvons un moyen de dépasser cette nature par la technique (c’est le but, hasardeux, du transhumanisme), soit nous serons écrasés par la crise écologique. L’autre possibilité, nous auto-limiter, ne semble pas nous attirer pour l’instant.

Il plane sur les descriptions altières de la planète Shikasta au début du livre comme une atmosphère vidéoludique, légèrement presciente (le texte date de 1979), celle d’un jeu de stratégie modelant son objet. On pourrait le modeler d’une autre manière, avec un autre point de vue. Doris Lessing s’y emploie dans les volumes suivants. Il y a quelque chose de ludique dans la méthode et de mélancolique dans les conclusions. Mais les secondes ne démentent pas pour autant la première.

Cormac McCarthy : La Route

« Après un effondrement dont on ignore la nature exacte, mais dont les conséquences écologiques sont lourdes, l’humanité se meurt. Le cycle de la vie s’est rompu. Les plantes ont dépéri et les animaux sont morts. »

La route occupe une place prépondérante dans la mythologie états-unienne. De nombreux stéréotypes historiques et technologiques lui sont associés. Les diligences suivent une route, de même que les automobiles et les Harley Davidson. La route n’est pas un chemin. Elle n’en a ni la discrétion, ni l’esthétique, même si elle partage avec lui un principe, qui est de faciliter et d’encadrer le déplacement. Les routes peuvent en outre conduire à des chemins, cachés ou non. Dans le cas des Etats-Unis, la route est intimement liée à l’imaginaire motorisée. Il est évident que la célèbre route 66, qui traverse le pays, est un poncif culturel inséparable des berlines massives et des motos stylisées qui l’empruntent. Ce poncif a été retourné non sans humour par les Texans avec le Cadillac Ranch, non loin d’Amarillo dans le nord de leur Etat. Les références culturelles de ce type sont évidemment présentes dans la musique, le cinéma, les jeux vidéo ou la littérature. Sur la Route, le roman de Jack Kerouac, en est une vision partageuse et fantasmée, dominée par l’utilisation de l’auto-stop.

La Route, écrit par Cormac McCarthy, adapté au cinéma en 2009 par John Hillcoat avec Viggo Mortensen, appréhende le thème d’une manière inhabituelle aux Etats-Unis puisque les protagonistes marchent. L’œuvre est un contrepoint sans être un antidote. Après un effondrement dont on ignore la nature exacte, mais dont les conséquences écologiques sont lourdes, l’humanité se meurt. Le cycle de la vie s’est rompu. Les plantes ont dépéri et les animaux sont morts. Les derniers humains en sont réduits à dénicher les boîtes de conserve qui subsistent ou au cannibalisme. Un homme et son fils en bas âge marchent vers le sud de la Californie parce qu’ils espèrent y trouver un temps plus clément, au propre comme au figuré. Les routes américaines, massives et fracturées, sont toutes devenues des chemins. On y marche pour s’évader ou pour chasser, toujours pour survivre.

Le Cadillac Ranch à Amarillo, Texas. Photo prise par l'auteur de ce blog, Fakh, en 1993.
Votre serviteur a marché sur la route 66 en 1993, mais il n’a toujours pas le permis de conduire… (Le Cadillac Ranch, Amarillo)

Depuis le suicide de la mère du garçon jusqu’à la mort émouvante du père en passant par la quête d’un ailleurs qui ne viendra jamais, le roman déconcerte pour plusieurs raisons. La principale habileté narrative consiste à faire des dialogues quelque chose de consubstantiel au récit en supprimant la typographie qui les caractérise. Ils tentent constamment, par des sauts à la ligne plus ou moins nombreux, de s’extraire sans jamais réussir, parvenant au mieux à être une excroissance vouée à s’étioler. Ces dialogues sont le double textuel d’une tentative de survie au grand récit d’un monde atone et violent. Ils sont aussi le pathétique combat d’une contingence tactique qui veut échapper au tragique. La stérilité du sol ne permet plus à l’humanité de se renouveler. Alors que Mad Max créait cette situation par une allégorie des conséquences des chocs pétroliers, allégorie dominée par l’automobile, La Route nous parle d’un monde où la lutte pour le pétrole n’est même pas évoquée. Tomorrow is the same day, et après ? On s’en remet au monde dont on constate qu’il n’apporte pas de solution.

Cette collapsofiction déroute (si j’ose dire) parce qu’il s’agit d’une fiction survivaliste qui ne dit pas son nom. Le questionnement écologique est absent et la stratégie se dilue jusqu’à disparaitre dans le quotidien. Il ne reste que l’amour d’un père pour son fils. Ce n’est pas rien, mais est-ce le véritable sujet ? Si nous voulons sauver nos proches, devons-nous attendre que tout soit perdu ? L’oiseau de Minerve prend son envol au crépuscule. Nous y sommes. La route se transforme en chemin. L’avenir est aux cartes odographiques.