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Doris Lessing : Shikasta

“Si Doris Lessing nous montre que nous sommes dévoyés, c’est en posant une hypothèse romanesque. Le divin n’est pas ce que nous croyons.”

Des extraterrestres jettent un regard clinique sur notre planète. Ils l’évaluent, la soupèsent et comprennent qu’elle est exceptionnelle, plus que prometteuse. Ils se livrent donc à des expériences qui conduisent à l’apparition de notre espèce. Dans cette perspective, les habitants de Canopus, sages et pondérés, sont en rivalité avec ceux de Sirius, plus intrépides, ainsi qu’avec ceux de Shammat, malfaisants et pervers. Ces derniers restent cachés pendant la conception du genre humain puis interviennent pour le subvertir et ravir aux Canopéens leur création. Alors que les êtres humains s’illusionnent de plus en plus sur leur passé, leur présent et leur avenir, Canopus essaie de reprendre le contrôle de la situation en envoyant des émissaires sur place. La succession des prophètes et des saints, décrite dans les textes sacrés de l’humanité, affronte péniblement la rapacité croissante de Shammat, dont l’influence évoque celle du diable.

Certaines choses sont cachées depuis la fondation du monde. Doris Lessing, dont le prix Nobel n’aura, lui, échappé à personne, aborde la question dans un roman allégorique qui s’achève en une totale et authentique collapsofiction. Le nom Shikasta provient d’un terme persan qui signifie « brisé ». Ce roman s’inscrit donc dans une tradition philosophique et spirituelle qui est celle d’un rejet de la séparation. Nous sommes condamnés à ne pas coïncider avec nous-même, à nous détruire par ignorance, parce que nous avons oublié le divin. Le gnosticisme, le soufisme ou le néoplatonisme sont d’évidentes sources d’inspiration pour l’auteur, qui organise son récit de manière à compléter le macrocosme par le microcosme. Il commence par une description générale et démiurgique de l’évolution de la planète et se termine par une série d’échanges intimes entre personnages bien placés en transitant par une phase prosopographique très intéressante sur différents individus singuliers. Le dernier envoyé de Canopus, Johor, incarné en l’humain George Sherban, réussit à sauver ce qui peut l’être au terme d’un vingtième siècle particulièrement éprouvant.

Il faut peser le pour et le contre (L’arche du Capitaine Blood, Atari ST)

Si Doris Lessing nous montre que nous sommes dévoyés, c’est en posant une hypothèse romanesque. Le divin n’est pas ce que nous croyons. Il est aux cieux mais séculier. Une autre manière de répondre à la question serait que constater qu’il n’existe tout simplement pas, à moins d’utiliser la pirouette spinoziste qui consiste à l’identifier au grand tout. Avons-nous besoin de l’ignorer pour avancer ? Dans ce cas, nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe. Aujourd’hui, nous ignorons les dégâts que nous infligeons à notre écosystème, le véritable divin, pour pouvoir continuer à l’exploiter. Les bouleversements techniques et politiques que nous vivons depuis des siècles nous dissimulent la stabilité de notre nature. Soit nous trouvons un moyen de dépasser cette nature par la technique (c’est le but, hasardeux, du transhumanisme), soit nous serons écrasés par la crise écologique. L’autre possibilité, nous auto-limiter, ne semble pas nous attirer pour l’instant.

Il plane sur les descriptions altières de la planète Shikasta au début du livre comme une atmosphère vidéoludique, légèrement presciente (le texte date de 1979), celle d’un jeu de stratégie modelant son objet. On pourrait le modeler d’une autre manière, avec un autre point de vue. Doris Lessing s’y emploie dans les volumes suivants. Il y a quelque chose de ludique dans la méthode et de mélancolique dans les conclusions. Mais les secondes ne démentent pas pour autant la première.

Cormac McCarthy : La Route

“Après un effondrement dont on ignore la nature exacte, mais dont les conséquences écologiques sont lourdes, l’humanité se meurt. Le cycle de la vie s’est rompu. Les plantes ont dépéri et les animaux sont morts.”

La route occupe une place prépondérante dans la mythologie états-unienne. De nombreux stéréotypes historiques et technologiques lui sont associés. Les diligences suivent une route, de même que les automobiles et les Harley Davidson. La route n’est pas un chemin. Elle n’en a ni la discrétion, ni l’esthétique, même si elle partage avec lui un principe, qui est de faciliter et d’encadrer le déplacement. Les routes peuvent en outre conduire à des chemins, cachés ou non. Dans le cas des Etats-Unis, la route est intimement liée à l’imaginaire motorisée. Il est évident que la célèbre route 66, qui traverse le pays, est un poncif culturel inséparable des berlines massives et des motos stylisées qui l’empruntent. Ce poncif a été retourné non sans humour par les Texans avec le Cadillac Ranch, non loin d’Amarillo dans le nord de leur Etat. Les références culturelles de ce type sont évidemment présentes dans la musique, le cinéma, les jeux vidéo ou la littérature. Sur la Route, le roman de Jack Kerouac, en est une vision partageuse et fantasmée, dominée par l’utilisation de l’auto-stop.

La Route, écrit par Cormac McCarthy, adapté au cinéma en 2009 par John Hillcoat avec Viggo Mortensen, appréhende le thème d’une manière inhabituelle aux Etats-Unis puisque les protagonistes marchent. L’œuvre est un contrepoint sans être un antidote. Après un effondrement dont on ignore la nature exacte, mais dont les conséquences écologiques sont lourdes, l’humanité se meurt. Le cycle de la vie s’est rompu. Les plantes ont dépéri et les animaux sont morts. Les derniers humains en sont réduits à dénicher les boîtes de conserve qui subsistent ou au cannibalisme. Un homme et son fils en bas âge marchent vers le sud de la Californie parce qu’ils espèrent y trouver un temps plus clément, au propre comme au figuré. Les routes américaines, massives et fracturées, sont toutes devenues des chemins. On y marche pour s’évader ou pour chasser, toujours pour survivre.

Le Cadillac Ranch à Amarillo, Texas. Photo prise par l'auteur de ce blog, Fakh, en 1993.
Votre serviteur a marché sur la route 66 en 1993, mais il n’a toujours pas le permis de conduire… (Le Cadillac Ranch, Amarillo)

Depuis le suicide de la mère du garçon jusqu’à la mort émouvante du père en passant par la quête d’un ailleurs qui ne viendra jamais, le roman déconcerte pour plusieurs raisons. La principale habileté narrative consiste à faire des dialogues quelque chose de consubstantiel au récit en supprimant la typographie qui les caractérise. Ils tentent constamment, par des sauts à la ligne plus ou moins nombreux, de s’extraire sans jamais réussir, parvenant au mieux à être une excroissance vouée à s’étioler. Ces dialogues sont le double textuel d’une tentative de survie au grand récit d’un monde atone et violent. Ils sont aussi le pathétique combat d’une contingence tactique qui veut échapper au tragique. La stérilité du sol ne permet plus à l’humanité de se renouveler. Alors que Mad Max créait cette situation par une allégorie des conséquences des chocs pétroliers, allégorie dominée par l’automobile, La Route nous parle d’un monde où la lutte pour le pétrole n’est même pas évoquée. Tomorrow is the same day, et après ? On s’en remet au monde dont on constate qu’il n’apporte pas de solution.

Cette collapsofiction déroute (si j’ose dire) parce qu’il s’agit d’une fiction survivaliste qui ne dit pas son nom. Le questionnement écologique est absent et la stratégie se dilue jusqu’à disparaitre dans le quotidien. Il ne reste que l’amour d’un père pour son fils. Ce n’est pas rien, mais est-ce le véritable sujet ? Si nous voulons sauver nos proches, devons-nous attendre que tout soit perdu ? L’oiseau de Minerve prend son envol au crépuscule. Nous y sommes. La route se transforme en chemin. L’avenir est aux cartes odographiques.

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