Koen Taselaar : End and

« Le mérite de cette œuvre est de jouer avec l’une des tactiques de dissimulation et de mystification préférées des sociétés d’abondance, la saturation, pour nous en montrer l’impasse. »

Les tapisseries de l’Apocalypse, commandées par Louis Ier d’Anjou à la fin du XIVe s. et probablement réalisées à Paris d’après les ébauches de Jean de Bruges, constituent un exemple important du regard qu’une époque peut porter sur ses propres crises. La peste, qui n’avait pas reparu depuis le VIIIe s., surgit en France en 1347. Un tiers de la population disparait. La guerre de Cent Ans commence par une série de défaites françaises, dont la désastreuse bataille de Poitiers en 1356. Certains accusent les Anglais d’empêcher la reconquête de Jérusalem en maintenant cette guerre avec la France, discours qui donne au conflit une saveur de guerre civile civilisationnelle. L’ambiance est sombre et l’expression artistique générale l’est également. La figure de la mort est beaucoup plus présente dans les œuvres. Les discours millénaristes gagnent en force en Occident. On pense à la diffusion des croyances de Joachim de Flore sur l’imminence de la fin des temps.

Pourtant, rien n’indique dans le texte biblique de Jean, qui inspire la tapisserie d’Angers, que le récit concerne d’abord la fin du monde ni, d’ailleurs, seulement l’avenir. Le terme « apocalypse » vient d’un mot grec (Ἀποκάλυψις) qui signifie révélation. Dans cette perspective, ce qui nous est révélé n’est pas forcément une fin du monde, bien que le Jugement dernier soit effectivement un élément central de la spiritualité chrétienne. Les tapisseries de l’Apocalypse sont l’une des représentations possibles du texte de Jean. Elles ont elles-mêmes servi de modèle à d’autres œuvres, beaucoup plus récentes. On pense au Chant du Monde de Jean Lurçat, tapisserie réalisée à partir de 1957.

Dans cette perspective, le Centre de Création Contemporaine de Tours expose jusqu’au 21 septembre 2025 la tapisserie End and de Koen Taselaar, artiste néerlandais. Reprenant les codes et les filiations des créations précédentes, il y ajoute beaucoup d’éléments récents, en particulier ceux de la pop culture. L’ensemble est foisonnant, bariolé, fertile et ne manque pas d’humour, le tout organisé comme une sorte de danse macabre. Iron Maiden et les Aztèques y croisent Métropolis et Half-Life. A une époque où le thème de l’effondrement est omniprésent, le traitement est plutôt tragi-comique que vraiment désespéré. La fin est proche, on peut presque la toucher, elle est en tissu. C’est un capharnaüm, un bestiaire de logos et de monstres multicolores. Ils ont tous quelque chose à nous dire, ils dialoguent entre eux. La Bible discute avec Fallout.

Toutefois, le message s’est perdu quelque part, dans le concert des créatures. C’est peut-être le principal enseignement de cette œuvre. La fin et ? Quel est le point commun entre ces personnages, ces marques, ces principes ? Qu’est-ce qui les lie ? Le capital ? Dieu ? La sélection naturelle des imaginaires ? On préfère s’y perdre afin d’oublier le sujet. Mais le pourra-t-on toujours ? Non, End and nous le rappelle. On peut cacher par l’absence ou par le trop plein, mais dans tous les cas le problème que constitue la crise écologique va revenir, plus fort. Le mérite de cette œuvre est de jouer avec l’une des tactiques de dissimulation et de mystification préférées des sociétés d’abondance, la saturation, pour nous en montrer l’impasse. Cette impasse que nous essayons d’apprivoiser par l’art, l’humour ou les spiritualités, mais qui finira par nous domestiquer ou nous détruire.

Apocast : IA, es-tu là ?

« L’effondrement s’impose à nous, sans choix. Nos efforts sont vains, nous sommes même parfois à l’origine du problème. »

Oui.

Sans aucun doute, elle est là. Mais où ?

Une catégorie de vidéos en lien avec le post-apocalyptique s’est affirmée sur YouTube ces derniers mois. Il s’agit de fictions décrivant chacune un type d’effondrement par le prisme d’un animateur radio, fidèle au poste pendant la catastrophe. Tous les types d’effondrements sont relatés. Le ton est sombre et désabusé, l’image est le plus souvent fixe. On écoute, à la radio, un témoin particulièrement lucide doté d’une diction parfaite. Les événements se succèdent, depuis les premiers incidents jusqu’à la situation inextricable qui a poussé le témoin à s’exprimer. Les causes peuvent être le froid, la guerre, les extra-terrestres, les zombies, la crise économique, etc. Celui (la voix est toujours, du moins pour l’instant, celle d’un homme) qui parle est accablé mais il espère, sinon il ne parlerait pas. Il rend compte aux survivants. Il se bat parce qu’il le faut.

Parmi les chaînes YouTube concernées, Apocast est l’une des plus régulières (on pourrait citer également Survival Horror Ambiance ou Vidziony). Elle propose toujours ce type de fiction (à l’exception des deux premières vidéos) avec la même présentation. Il s’agit d’utiliser les caractéristiques du médium « chaud » qu’est la radio pour créer à la fois une familiarité, celle de la voix humaine, et une distance contenue dans le sujet, l’ensemble ayant un parfum inquiétant, voire tragique. L’implicite est toujours « comment faire ? » avec une réponse, non moins implicite : « écoute ». L’effondrement s’impose à nous, sans choix. Nos efforts sont vains, nous sommes même parfois à l’origine du problème. Comment lutter contre le froid ? Contre des monstres ? Contre la guerre ? Contre la faim ? En écoutant. La solution apparaitra peut-être plus tard dans le récit… ou pas.

L’ensemble donne immédiatement une impression… artificielle. L’IA peut sans difficulté avoir été utilisée pour concevoir la totalité du récit, la voix comme le texte. Mais est-ce le cas ? Les vidéos sorties sont nombreuses, suivent le même modèle et ont la même tonalité. L’auteur se décrit comme un « écrivain, réalisateur et conteur passionné par le fait de concevoir des histoires engageantes rien que pour vous. » La chaîne a été créée en mai 2024 « en Inde ». La question est ailleurs. Comment distinguer ce qui a été conçu par l’IA de ce qui ne l’a pas été ? C’est sans doute encore possible aujourd’hui, mais pour combien de temps ? Ceux qui veulent interdire, partiellement ou totalement, l’IA pourront-ils le faire sans passer par l’IA ? Une telle mystification serait pleinement caractéristique de la vulnérabilité humaine et permettrait à l’IA de se développer avec une restriction minimale.

Dans cette perspective, l’effondrement est une fiction expérimentale habile et transitoire. Apocast en fait d’ailleurs une mise en abyme puisque l’un de ses récits relate un effondrement à cause de l’IA. Celle-ci manipule le genre humain jusqu’à le faire fusionner avec elle. Où en sommes-nous ? Certains présentent déjà l’IA comme une solution à l’effondrement écologique. D’autres disent le contraire. La fiction permet de ne pas répondre. Grâce à l’IA, elle sera plus facile à produire.

Fabrice Schurmans : Paris perdus

« Aux convulsions immédiates qui caractérisent la fin d’un régime, succèdent les longs soubresauts d’un effondrement écologique finalement visible. »

Les liens entre fictions postapocalyptiques et dystopies sont évidents et anciens. Il peut s’agir de dictatures consécutives à une crise écologique, comme dans Soleil vert, ou de situations écologiques problématiques créées de toutes pièces par un régime sans scrupule pour assoir son pouvoir, comme dans 1984. Cette question concerne d’abord les relations entre pénurie et pouvoir, mais aussi entre organisation et ressources. Le problème du « fascisme vert » ou de la « dictature verte », loin d’être seulement une figure de style, constitue une menace réelle. Plus les démocraties postmodernes mettent de temps à s’adapter à la crise écologique, plus l’adaptation devient violente, dictatoriale. Plus une dictature est prise dans ses contradictions, plus l’argument vert apparait comme une solution afin d’éviter d’avoir à justifier ses dérives. Les deux tendances ne sont pas incompatibles. Globalement, tous les types de crises écologiques peuvent être associés à toutes les pratiques autoritaires. Il peut s’agir de coercition ou de manipulation, de manque de ressources ou de catastrophes naturelles.

Dans un recueil de nouvelles publié chez Flatland Editeur, Paris perdus, Fabrice Schurmans examine cette question. Les récits se situent tous dans le même univers, marqué par les guerres, les mystifications et le despotisme. La France du président Maclot s’est crispée dans une société compartimentée socialement. Les privilégiés vivent dans des zones protégées par des milices et des remparts. Les plus pauvres sont cantonnés dans des espaces désœuvrés et insalubres. Les problèmes environnementaux sont à l’origines de cette situation, le pouvoir n’ayant pas d’autre choix pour y faire face. L’étiolement est détaillé comme un lent affaissement qui s’organise autour de pratiques totalitaires. La police est partout, sans elle le système ne tiendrait pas. La surveillance est généralisée et des interdits écologiques servent de prétexte à une emprise de chaque instant. Cela n’empêche pas, finalement, la nature de reprendre ses droits, puisque le régime finit par s’effondrer et laisse la place à une situation chaotique.

Couverture

L’utilisation des faux-semblants, de la propagande et des diversions constitue le centre de la stratégie du pouvoir. De gigantesques parc d’attractions « réels », où des clients aisés chassent les gueux, servent d’exutoire à la haine. Il est possible de prendre l’apparence d’un autre, par exemple une célébrité, pendant un temps, jusqu’à l’absurde. Quand certaines personnes cherchent une échappatoire par le frisson en faisant de l’exploration urbaine, il apparait que celle-ci est en fait une télé-réalité. On pense à Mondwest, le film de Michael Crichton, adapté en série (Westworld) avec Anthony Hopkins. Le divertissement est un aspect essentiel du contrôle politique. Mais ces mises en scène ne résistent pas aux rapports de forces qu’elles sont censées cacher. Les bases du système finissent par le rattraper.

Aux convulsions immédiates qui caractérisent la fin d’un régime, succèdent les longs soubresauts d’un effondrement écologique finalement visible. Le politico-militaire et sa violence dissimulatrice cède la place à un monde désolé où les narrations du passé sont à peine des souvenirs. Les liens entre catastrophe et dystopie révèlent l’incapacité du politique à considérer l’avenir durablement. En ce sens, nous sommes dans une perspective inverse à celle de 1984. Un pouvoir ne peut pas devenir éternel parce qu’il ne peut jamais entièrement coïncider avec lui-même.

Dave Neale, Matthew Dunstan : Echoes – L’Eclipse.

« Il a fallu faire des choix : la crise écologique, la criminalité, une intelligence artificielle folle et même un astéroïde. Que s’est-il passé ? Laquelle de ces menaces est à l’origine de l’effondrement ? »

(Merci au Groupe d’Entraide Mutuelle Autisme de Tours pour son aide dans la conception de cet article)

On peut chercher des signes de l’effondrement global à venir. C’est ce que font, avec d’autres, les collapsologues. Mais la fiction met parfois aussi en scène les signes d’un effondrement global passé. Les deux perspectives se rejoignent d’ailleurs lorsqu’il s’agit d’utiliser une fiction afin de sensibiliser au thème de l’autodestruction. Dehors, les hommes tombent, d’Arnaud Pontier, étudié sur ce site, en est un exemple littéraire. On pense également, bien entendu, au très célèbre La Machine à explorer le Temps de H. G. Wells. Les jeux de société ne sont pas en reste. La recherche d’indices les rend en effet particulièrement propices à ce type de questionnement. La série de jeux Echoes, éditée chez Ravensburger, comprend un scénario indépendant, baptisé L’Eclispe (paru en 2022), qui propose d’incarner d’un enquêteur tribal vivant longtemps après la catastrophe. Celui-ci trouve un ensemble d’objets, certains technologiques d’autres non, qui le mettent sur la piste de l’Eclipse, un événement diluvien terrible aux conséquences planétaires. Doté d’un don de perception particulier, l’enquêteur va tenter de reconstituer ce qui s’est produit. Pour ce faire, le jeu se présente comme une sorte de « Mastermind » scénarisé. Il requiert aussi l’utilisation d’une application sur smartphone ou tablette afin de pouvoir scanner les différentes illustrations et ainsi mettre en ordre le récit.

La recherche s’effectue en deux temps. Il faut d’abord reconstituer trois chapitres sur un total de six, puis reconstituer les trois autres, sans que l’ordre de découverte corresponde à celui de la narration. Les objets considérés peuvent être des artefacts technologiques, des images, des jouets, des enregistrements audios, etc. Il apparait rapidement que plusieurs menaces majeures ont pesé simultanément sur notre espèce. Il a fallu faire des choix : la crise écologique, la criminalité, une intelligence artificielle folle et même un astéroïde. Que s’est-il passé ? Laquelle de ces menaces est à l’origine de l’effondrement ? C’est ce que nous devons déterminer dans un jeu qui ne s’effectue qu’une fois, le scénario n’étant pas variable d’une partie à une autre.

Jeu de société
Les membres du GEM autisme de Tours font une partie de Echoes : L’Eclipse

L’intrication des catastrophes brouille les pistes car il ne s’agit pas de savoir si elles se sont produites, mais plutôt laquelle a emporté notre espèce. En perdant le contrôle des remèdes, nous avons seulement pu choisir notre fin. Echoes : L’Eclipse est donc caractéristique d’une angoisse où les préoccupations se bousculent. Tous les anéantissements sont possibles parce que tous sont crédibles et tous, d’ailleurs, ne sont pas écologiques. L’intelligence artificielle est à la fois un danger et un remède. Le virus n’a pas pour origine le réchauffement climatique. L’histoire est linéaire mais elle apparaît dans le désordre. On apprend donc à l’extrême fin ce qui s’est vraiment passé. Il s’agit d’un concentré des peurs planétaires de notre temps.

En enquêtant, on apprend que la recherche scientifique a créé des problèmes supplémentaires en essayant de sauver le monde. Le jeu exprime une méfiance à l’égard de la perspective technosolutionniste, méfiance manifestée par l’enthousiasme déçu de certains savants. Le thème du contrôle social n’est pas non plus absent, puisque les réponses envisagées incluent également une surveillance accrue sur les populations. Au total, l’emprise que l’humanité a sur elle-même vole en éclats justement parce qu’elle tente de se perfectionner. Elle constitue ainsi l’essentiel du problème. En cherchant la cause événementielle de l’effondrement, nous découvrons notre limite intrinsèque.

Antoinette Rychner : Après le monde

« L’inertie climatique continue et menace l’humanité. Elle menace même les améliorations politiques et sociales obtenues grâce à la prise de conscience consécutive à la catastrophe. »

S’il fallait citer un roman qui exprime et synthétise la vision de l’effondrement telle qu’elle a été pensée par Pablo Servigne, ce serait Après le Monde d’Antoinette Rychner, publié en 2020 aux éditions Buchet Chastel. En 2022, un cyclone particulièrement violent frappe la côte ouest des Etats-Unis. Le système économique mondial, qui fonctionne à flux tendus, n’y résiste pas. Les pouvoirs publics font tout pour empêcher la catastrophe. Ils emploient des outils monétaires, politiques, policiers, militaires mais ne réussissent pas éviter une régression globale. Les populations subissent l’incapacité des autorités à permettre les approvisionnements fondamentaux. Les soubresauts, particulièrement meurtriers, durent plusieurs années. Ils passent par un net recul technologique ainsi que des phases de crispations nationalistes et xénophobes, avant de se stabiliser temporairement dans des systèmes sociaux fondés sur la démocratie directe et le respect de l’autre. Les différents chapitres du roman décrivent les trajectoires de femmes aux prises avec les difficultés croissantes de l’effondrement, mais aussi avec l’acceptation du féminin comme une partie de la solution à la violence endémique. La féminisation de la langue est ainsi une réalité constante du roman. Elle exprime un désir de tolérance et d’apaisement. Malheureusement, l’espèce humaine fait ce choix trop tard. Elle est finalement rattrapée, quelques décennies après la catastrophe, par l’accumulation des problèmes écologiques qu’elle a créés.

La question de la perte du confort dans les déplacements, les communications et les besoins biologiques est centrale. Ses inconvénients matériels sont souvent détaillés. Les trajets sont longs et dangereux, surtout pour les femmes et les enfants, l’échange d’informations est beaucoup moins facile, la nourriture est produite localement, la sexualité présente les risques qui sont ceux des sociétés traditionnelles, que ce soit en termes de contraception ou d’infections. Mais c’est d’abord le contraste socio-culturel qui frappe. A l’aisance névrotique et douloureuse de la vie postmoderne succède la fatalité nonchalante et dangereuse du monde d’après. L’ambiance change complétement.

Malgré l’abandon forcé du consumérisme, les problèmes ne sont pas fondamentalement résolus. L’inertie climatique continue et menace l’humanité. Elle menace même les améliorations politiques et sociales obtenues grâce à la prise de conscience consécutive à la catastrophe. La bêtise du système défunt vient abîmer son successeur. On peut y voir, de la part de l’autrice, une forme de contrariété, peut-être même un aveu. Rien ne naît de rien et il sera difficile, même pour la moins mauvaise des sociétés à venir, d’assumer les fautes que nous avons commises. Nous n’avons pas seulement détruit ce que nous sommes mais aussi la possibilité qu’il y ait autre chose.

Le livre est lancinant, triste, perspicace. Parce qu’il est argumenté, il en arrive à être lucide sur ses propres impasses. Tactiquement, il suscite l’espoir, mais à long terme, il s’interroge pour ne pas avoir à conclure. En outre, Pablo Servigne lui-même, dans un entretien réalisé durant la crise de la COVID, semblait se demander si celle-ci ne réfutait pas la thèse de la fragilité du système économique à flux tendus dans lequel nous sommes. Même si cela n’invalide pas les autres types d’hypothèses collapsologiques, il nous faut néanmoins rester prudents quant à un certain nombre de pistes qui, si elles peuvent être intéressantes, doivent toujours être questionnées.

Walking Dead et l’effondrement : comics, séries, jeux vidéo

« Les villes sont abandonnées, sales, pleines de zombies mais intactes. »

La question de l’effondrement écologique dans la fiction peut être entendue au sens strict, en incluant seulement des effondrements comprenant des causes écologiques, ou au sens large, ce qui revient à inclure dans la réflexion tous les types d’effondrements fictionnels. On imagine mal en effet un effondrement global, quelles que soient ses modalités, qui n’aurait pas, au moins, des conséquences écologiques. Même si l’on considère le cas d’une volatilisation pure et simple de l’espèce humaine, comme dans le film néo-zélandais Le dernier Survivant (The Quiet Earth, 1985) de Geoff Murphy ou la série franco-américano-britannique La Guerre des Mondes (War of the Worlds, 2019-2022), c’est-à-dire une absence de cause apparente, les conséquences écologiques surviennent obligatoirement dans le récit. Sans personnel humain, on s’attend à ce que les centrales nucléaires explosent, le système d’eau défaille, les stocks de nourriture pourrissent, les animaux pullulent, etc. Et si de tels événements ne se produisent pas, il en résulte un effet « robinsonnade » qui ne peut que se dissimuler derrière des questionnements métaphysiques ou de la prestidigitation narrative. On a donc des incendies, des épidémies, de la pollution, autant de problèmes qui ont soit un caractère, soit une résonnance écologique.

Walking Dead est typique d’un effondrement non-écologique. Le monde est envahi par les zombies à cause d’un virus dont la cause est inconnue. La bande dessinée originelle la dissimule et seul l’un des spin-off, World beyond, suggère une origine laborantine. Dans les premiers tomes du comic ou dans la première saison de la série, on note quelques arbres rachitiques qui semblent calcinés sans que l’on puisse vraiment savoir pourquoi étant donné qu’aucun incendie ne semble avoir détruit ce qui les entoure. Ils ont été placés autour des bâtiments pour renforcer une impression de désolation mais rien ne les lie explicitement à l’épidémie ou à un effondrement écologique qui en serait la conséquence. Dans les centres urbains, les égouts ne débordent pas, et les seules explosions semblent associées à des combats ou à des accidents. La forêt périphérique est intacte.

Past Delcourt

A part une vague atmosphère de désolation, il semble que (au moins dans les premiers épisodes) les conséquences écologiques directes d’un effondrement par zombification n’aient pas été pensées. C’est également visible dans le jeu vidéo de Telltale Games, puisque la première saison présente des caractéristiques similaires. Les villes sont abandonnées, sales, pleines de zombies mais intactes. L’ordre écologique ne s’effondre pas du fait de la disparition de l’ordre thermo-industriel et il ne se reconstitue pas non plus. Ce n’est pas le sujet. Il s’agit plutôt de regarder comment l’humanité des personnages évolue après la rupture.

Ainsi, on peut souligner l’existence d’une catégorie de fictions postapocalyptiques dont les implications écologiques sont inexistantes ou minimales en amont et en aval. Non seulement les causes de l’effondrement ne sont pas écologiques, mais les conséquences non plus, ou alors seulement pour des raisons esthétiques. Cette dissociation peut avoir pour origine une volonté d’éviter le sujet mais il s’agit le plus souvent d’une indifférence liée au fait que l’écologie n’était qu’une modalité du postapo parmi d’autres avant la prise de conscience politique qui est la nôtre aujourd’hui. Une approche statistique pourrait permettre d’en savoir plus.

Estelle Faye : Un éclat de givre

« L’autrice exprime son affection et son admiration à l’égard de cette ville en montrant sa délicatesse et la douleur latente qui en émane. »

Dans un Paris violent et feutré, aussi dangereux que complexe, une certaine idée des arènes de Lutèce s’est réfugiée. La crise des ressources qui a ravagé le monde au XXIe s. a fini par engendrer une ville qui concentre son histoire. Paris, dans l’avenir, est devenu son propre condensé. Au centre, l’île de la cité est dirigée par le roi des Gitans, et l’enfer(-Rochereau) est un repaire grotesque de mutilés retranchés dans l’hôpital Cochin. En proche banlieue, des paladins paramilitaires de l’avenir protègent la ville des attaques extérieures. Dans le XIIIe, la bibliothèque nationale est peuplée d’enfant-psys mutants réfugiés qui tirent les ficelles grâce à leurs pouvoirs. Montmartre donne le rythme, lancinant et profond. Le personnage principal, Chet, y chante dans un bar. Il est un jour abordé par un paladin qui lui confie une mission. Celle-ci va l’emmener plus loin qu’il ne le pense. La situation est d’autant plus préoccupante qu’une nouvelle drogue ravage la ville et que la température semble anormalement élevée pour la saison…

Estelle Faye, avec Un éclat de givre, publié en 2014 aux éditions Les Moutons électriques, propose un roman doté d’une apparence, un personnage qui défend une cause alors que rien ne l’y prédispose, d’une perspective, l’écologie postapocalyptique, et d’une substance, Paris. La capitale y est décrite comme sa propre quintessence. Elle a trouvé, dans un avenir difficile, le moyen de coïncider avec elle-même. L’autrice exprime son affection et son admiration à l’égard de cette ville en montrant sa délicatesse et la douleur latente qui en émane. Paris est un îlot et une force. Son intensité la rend invulnérable quelles que soient les blessures qu’elle s’inflige. Malgré un monde effondré, Paris subsiste, meilleure qu’elle-même parce qu’enfin elle-même. L’autosuffisance a créé une ville autonome débarrassée de sa mégalomanie. Ravagée par la criminalité, elle n’est pas une utopie, mais, significativement, elle est seule. La province n’apparait pas.

L’effondrement décrit dans ce roman provient d’une crise des ressources. Il ne se produit pas subitement mais engendre un monde fondamentalement différent. Les élites résistent longuement, tentent de maintenir leur mode de vie dispendieux dans des enclaves, mais finissent par sombrer avec leur incohérence. Le reste de la planète n’est pas accessible. Les autres zones du globe sont mystérieuses et il est difficile de savoir ce qui s’y passe. Paris est un microcosme, celui qu’il aurait toujours dû être si l’histoire du monde l’avait permis. La catastrophe écologique crée un Paris atemporel sans pour autant détruire la ville. Est-ce tellement surprenant ? Celle-ci a bien survécu à Haussmann, menace peut-être plus terrible encore. Avant cette curée, un Paris du futur nous avait été promis. Après, il nous hantait. Nous savions qu’il se préparait, nous voulions seulement le voir. Avec l’effondrement, le voici. Il est transhistorique. Ce Paris assiégé permet aussi, en dépit de sa violence, une tolérance que ne permet pas le nôtre.

La question climatique est centrale mais relève de l’intrigue sans relever du thème postapocalyptique car la planète n’a pas été ravagée par un réchauffement d’origine humaine. Néanmoins, la maîtrise du climat a été un enjeu durant les décennies qui ont précédé l’effondrement. Les deux grands thèmes écologiques que sont l’épuisement des ressources et le climat sont présents mais ne sont pas liés. L’un n’a pas été une solution brutale à l’autre. Les problèmes d’extraction des ressources ont mis fin à une civilisation aberrante pour conter une histoire où notre espèce doit éviter ses anciens errements. C’est un procédé narratif qui, espérons-le, restera fictionnel.

Charles Soule, Scott Snyder : Undiscovered Country, t. 1

« La fuite en avant serait, quant à elle, impossible à concilier avec nos principes, ceux de la préservation de notre avenir. »

Les Etats-Unis se sont brusquement isolés du monde, retranchés derrière un rempart d’acier et de canons. Depuis trente ans, ils n’ont plus donné de nouvelles et chaque tentative d’approche s’est soldée par un échec. Ce XXIe s., pour le reste du monde, est difficile car une redoutable pandémie menace l’humanité d’extinction. Mais brusquement, la réception d’une vidéo en provenance des Etats-Unis bouleverse la donne. Un savant y affirme pouvoir donner au monde un remède à la pandémie. Une équipe d’aventuriers est envoyée en territoire américain pour établir un contact. Elle réussit à franchir le rempart en hélicoptère et découvre sur place un monde allégorique et délirant. Des hordes sèment la terreur en chevauchant des animaux mutants, une incarnation difforme de la destinée manifeste dirige les lieux d’une main de despote et les boiteux de ce monde impitoyable sont lentement mis à mort de manière absurde. Plus généralement, les Etats-Unis ressemblent désormais à un gigantesque jeu de l’oie où chaque portion du territoire diffère du précédent. 

Charles Soule et Scott Snyder nous offrent, avec le premier tome de Undiscovered Country aux éditions Delcourt, un récit dense et enchâssé où les trajectoires se croisent. La violence est endémique et reste la constante d’un univers où l’on frôle parfois l’onirisme. Si quelques personnages ont des motivations altruistes, les autres sont manipulateurs, quand ils ne sont pas hallucinés ou carrément fous. Les Etats-Unis s’isolent pour conjurer leur déclin et se transforment en une aberration, un écho de leur existence. Dans cette nouvelle tentative pour exprimer les contradictions du pays, les auteurs gémissent et se débattent à travers leur œuvre. Ils manifestent la douleur que constitue le fait d’être américain. La grandeur et les fantasmes se bousculent pour exprimer les non-dits. 

L’effondrement s’exprime de deux manières, un cloisonnement volontaire et une pandémie. Aucune des deux n’est à proprement parler écologique mais, comme tous les effondrements, leurs conséquences le sont. L’espace américain est devenu stérile. Il est une caricature de route 66. Le reste du monde est menacé par un virus mortel. Les mesures extrêmes s’y multiplient pour en limiter l’expansion. Les personnes contaminées sont abattues et leurs corps incinérés. L’espèce humaine pourrait disparaitre en laissant ses infrastructures sans que les Etats-Unis en soient affectés. Il existe donc une sorte de dualisme narratif avec un monde présenté comme réaliste et, d’autre part, des Etats-Unis constituant une sorte de bulle délirante. Ils sont un monde désolé, hors-sol, écologiquement invivable mais symboliquement intéressant. 

L’univers américain apparait comme un chemin de croix. Il exprime dans cette fiction les excès d’un mode de vie, celui qui nous menace aujourd’hui avec l’épuisement des ressources, le réchauffement climatique et la pollution. Nous sommes cernés et nous pourrions être tentés par le repli. Ce serait aussi futile qu’illusoire. La fuite en avant serait, quant à elle, impossible à concilier avec nos principes, ceux de la préservation de notre avenir. Mais le regard sombre des auteurs sur leur propre pays dissimule ses capacités d’adaptation, des capacités qui sont inhérentes à son existence. Cette qualité américaine autorise un espoir. Les Etats-Unis pourraient prendre la tête d’une grande transformation écologique mondiale, celle de leur véritable destinée manifeste.

Neil Druckmann, Craig Mazin : The Last of Us

« Elle porte les stigmates de ce qui lui a été imposé. Il ne s’agit toutefois pas d’une révolte, mais plutôt d’une vérole ou d’une sécrétion sans signification écologique. »

Super Mario Bros n’est pas un univers postapocalyptique. Mais rassurez-vous car The Last of Us en est un. L’emprise des champignons sur l’humanité est presque complète. Ils y sont parvenus sans que nous ayons à nous casser la tête (en percutant des briques). En 2003, une infection fongique mondiale a provoqué la transformation de la plupart de nos semblables en créatures agressives et décérébrées dont l’unique but est de transmettre cette mycose. Joel a vu sa fille Sarah être abattue pendant les premiers jours de la catastrophe. Vingt ans plus tard, il vit dans une zone sécurisée à Boston, qui est dirigée par une dictature policière, la FEDRA. Ces zones sont assiégées par le fléau. La pression est constante. Joel et sa compagne, Tess, sont mêlés contre leur gré au conflit qui oppose le pouvoir en place à un groupe de résistants. Ceux-ci leur confient Ellie, une adolescente à la peau dure afin qu’elle soit remise à un autre groupe de résistants. Ellie est en effet étrangement immunisée contre l’infection. Le périple s’annonce particulièrement dangereux.

Conçue d’après un jeu vidéo célèbre, la série The Last of Us en suit fidèlement la trame narrative. La première saison relate une quête des confins parsemée d’embûches avec un duo dont les rapports sont moins rugueux qu’on pourrait le croire. L’adolescente est débrouillarde sans être invivable, le vétéran prudent mais pas sourcilleux. L’intolérance vient de leurs adversaires. Les êtres humains, quand ils s’avèrent hostiles, sont des fanatiques ou des despotes. Mais la véritable menace, latente, est naturelle. Le champignon est irascible, hurlant, mystérieux et trop facile à comprendre. Il ne se soucie de rien d’autre que de sa subsistance. Sa violence est indomptable. Il règle les contentieux. Les humains s’affrontent par leurs désaccords, le champignon met tout le monde d’accord.

Fallout cars
« La guerre ne meurt jamais. »

Cette créature globale, partiellement chtonienne, incarne la nature qui fait peur, celle qui peut surgir n’importe quand. Il est un problème planétaire qui ne cesserait jamais, qui menacerait toujours. La nature est déchaînée, mais quand a-t-elle été enchainée ? Elle a toujours été là, méprisée ou idéalisée. The Last of Us ne met pas en scène la longue patience de la nature et son exaspération. Le champignon s’adapte (sans autre raison que le hasard) aux températures de l’année 2003, avant les variations significatives liées au réchauffement d’origine industrielle. D’ailleurs, le jeu vidéo, qui date de 2013, est commercialisé avant la prise de conscience médiatique que nous vivons aujourd’hui à propos du climat. Si cette histoire est effectivement celle d’un effondrement écologique, celui-ci n’a pas, sauf coup de théâtre, été causé par l’humanité. Le fléau s’impose à nous par l’effet de la roulette biologique.

Dans ce chaos imposé à une Amérique visiblement malade, les héros explorent un monde qui a déjà été conquis avant d’être abandonné à la ruine. C’est une nouvelle exploration de ce qui a été exploré puis ravagé. Mais, cette fois, pas de front pionnier et la nature, même si elle est indomptable, n’est plus vierge. Elle porte les stigmates de ce qui lui a été imposé. Il ne s’agit toutefois pas d’une révolte, mais plutôt d’une vérole ou d’une sécrétion sans signification écologique. La crise de la COVID a sans doute été une bascule dans la prise de conscience des causes écologiques de nos problèmes. Pourtant, elle ressemble davantage à cette fiction fongique dans son principe qu’au problème systémique qui nous travaille et nous dépasse. Les conséquences, en revanche, seront bien similaires à celles de The Last of Us si nous n’y prenons pas garde.

J. J. Abrams, Bryan Burk, Eric Kripke : Révolution

« L’effondrement se produit mystérieusement et l’on devine que sa cause n’est pas écologique. »

Il y a quinze ans, tous les appareils électriques ont cessé de fonctionner. Le monde est revenu à un niveau technique préindustriel. Les ordinateurs, les machines à laver, les téléviseurs, les automobiles sont devenus inutilisables. Personne ne sait comment cela s’est produit. En 2014, Ben Matheson semble avoir des informations, peut-être même une responsabilité dans cet effondrement. Il s’est installé dans une petite localité au nord-est de ce qui était auparavant les Etats-Unis. Le pays est désormais divisé en six entités politiques, dont la République de Monroe où l’histoire commence. Car le village convivial et champêtre de Matheson reçoit un jour la visite de soldats trop insistants pour être vraiment pacifiques. Dans l’affrontement, Matheson est tué. Au seuil de la mort, il charge sa fille, Charlie, de retrouver le frère de Ben, Miles.

La série Révolution, d’abord diffusée aux Etats-Unis de 2012 à 2014, est articulée autour de deux axes esthétiques principaux en rapport avec l’effondrement écologique dans la fiction. Le premier est celui d’entités villageoises semi-autonomes qui constituent l’essentiel de la ruralité. Le black-out a laissé les grandes infrastructures antérieures intactes mais les a rendues, pour l’essentiel, inutilisables. Les bâtiments, les bretelles d’autoroute, les usines, les ports, sont toujours là mais sont comme des vêtements trop grands pour ceux qui les portent. Si les champs sont cultivés, les rendements sont faibles. Les murs sont toujours là mais ils sont couverts de failles fleuries. L’aspect général est à la fois champêtre et habité par le souvenir du monde précédent. Ce dernier est encore présent mais inutilisable. Ses vestiges sont comme des clins d’œil. L’ensemble est ironique. Tout est à refaire, mais rien ne peut ou ne doit être refait. Les rapports de forces sont antiques à ceci près que le souvenir de l’ère technologique précédente constitue une partie du panorama.

La nature revient mais pas complètement

L’autre axe est urbain et a une atmosphère de western. Si les armes à feu sont absentes, au moins au début de la série, l’ambiance est tendue dans les rues et instable en intérieur. Dans les bâtiments, on perçoit une psychologie de saloon. Les rues sont souvent agitées, soit parce qu’elles sont belliqueuses, soit parce qu’elles sont commerçantes. Les villes semblent plus politisées que les campagnes. Celles-ci sont de vastes espaces à parcourir pour rejoindre les villes, qui sont les véritables centres de pouvoir. Une bagarre urbaine peut déclencher un séisme politique alors qu’une bataille rurale, même massive, n’a pas les mêmes répercussions.

Cette division ville-campagne se double d’une autre, entre le titre de la série et l’élément principal de son scénario, la catastrophe. Car de révolution, dans cette série, il n’y a pas, en tous cas pas écologique. Les affrontements politiques sont insurrectionnels et ont pour enjeu les libertés publiques. Le modèle est évidemment la révolution américaine. L’ensemble est conçu à une époque (au début des années 2010) où les thèmes environnementaux ne sont pas encore dominants. L’effondrement se produit mystérieusement et l’on devine que sa cause n’est pas écologique. Tous les ingrédients d’une narration fondée sur une catastrophe environnementale sont présents sans que cette catastrophe existe. Elle est absente si l’on regarde les causes et très superficielle si l’on examine les conséquences. L’ensemble serait transposable en plein XVIIIe siècle sans trop de changements. On pourrait se demander dans quelle mesure cela relève du hasard ou de l’acte manqué, car tout y est sauf l’essentiel : la grande crise de notre époque. Il serait toutefois hâtif d’être condescendant. Il y a dix ans, en effet, les autres fictions n’en parlaient pas autant. En outre, notre souci écologique, aujourd’hui, relève davantage de l’angoisse que de la lucidité. Si une série a pu tout dire sauf l’essentiel à l’époque où personne n’y pensait, nous sommes visiblement capables de tout faire sauf l’essentiel à une époque où tout le monde y pense.