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This War of Mine : la guerre ne meurt jamais

“La décision récente du développeur 11 Bits Studios de reverser les bénéfices du jeu This War of Mine à la Croix rouge ukrainienne s’inscrit dans une résonnance historique liée à notre vision de la guérilla urbaine.”

La fiction a souvent représenté la guerre urbaine, particulièrement sous une forme immersive. Les collapsofictions, dans un tel cadre, montrent la ville en ruine comme une forme d’impasse vérolée où conduiraient la guerre, l’orgueil et la négligence. La ville détruite est un habit trop grand, une souricière et un lieu de survie. Ce théâtre peut être le résultat d’une catastrophe générale, comme une crise écologique mondiale, ou de violences circonstanciées. Dans ce dernier cas, la référence historique la plus évidente est le siège de Sarajevo de 1992 à 1996. La capitale de la Bosnie-Herzégovine a incarné factuellement et culturellement toute la dangerosité des combats urbains. Sa présence dans les journaux télévisés montrait presque quotidiennement les incertitudes d’une telle situation, incertitudes rendues d’autant plus fortes par un double effet de contraste : celui qui opposait cette guerre à l’espoir suscité par la fin de la guerre froide et celui qui opposait la Sarajevo détruite à celle des années 1980, ville olympique présentée comme un modèle de tolérance et de coexistence ethnique. Des fantasmes fictionnels en sont nés, souvent combinés aux souvenirs imparfaits d’autres conflits, comme la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, un roman comme La Sirène rouge, de Maurice G. Dantec, publié en 1993, roman qui impulse la renommée de l’auteur, est caractéristique de l’impression d’impuissance et de fragilité qui émanait des médias lorsqu’ils traitaient le sujet.

La décision récente du développeur 11 Bits Studios de reverser les bénéfices du jeu This War of Mine à la Croix rouge ukrainienne s’inscrit dans une résonnance historique liée à notre vision de la guérilla urbaine. Cette entreprise polonaise a réalisé, avec This War of Mine, un jeu fortement inspiré par le siège de Sarajevo. On y dirige un groupe de personnages aux abois dans une ville déchiquetée par la guerre. La survie, qui est le principal objectif, se divise en une phase de protection et d’aménagement de son refuge ainsi qu’en une phase d’exploration. Le tout est ponctué de possibilités de commerce, de développement de son auto-suffisance, de contacts avec les diverses forces armées, etc. Sorti en 2014, le jeu vidéo est ensuite décliné en jeu sur table. L’ambiance y est la même, il s’agit d’organiser sa survie dans les décombres d’un siège.

Notre maison brule et nous regardons ailleurs…

On pourrait se demander si, contrairement à ce qu’une première approche laisse supposer, ce type de création relève de la collapsofiction. Etymologiquement et esthétiquement, oui : il s’agit bien d’un effondrement, l’état n’est plus capable de faire face et l’enjeu est bien la (sur)vie dans un monde devenu précaire. Mais si l’on prend la notion en son sens écologique, qui est le seul pertinent, la réponse est non. Le cadre de This War of Mine peut correspondre à n’importe quel type de siège moderne, y compris ceux qui n’ont aucun rapport avec la crise écologique. Les stratégies de survie qui organisent le jeu sont similaires à celles que l’on peut rencontrer dans des jeux postapocalyptiques comme Fallout Shelter ou The Long Dark. La référence culturelle et historique qu’est devenu le siège de Sarajevo rejoint ainsi les peurs et les attentes de fin du monde qui vont croissant à notre époque. Placer This War of Mine après une grave crise écologique ne changerait fondamentalement ni sa présentation ni son déroulement.

Du cyberpunk à la guerre urbaine en passant par leurs ruines, physiques ou numériques, une partie de notre vision du monde est fondée sur la précarité. De tels univers nous incitent à une tactique permanente avec la nostalgie d’une stratégie perdue. En cela, nous renouons avec notre condition originelle, celle de chasseurs-cueilleurs, aux aguets, toujours en quête d’une occupation, écartelés entre leur sécurité individuelle et celle de l’espèce. Cette précarité nous échappe parce que nous la sublimons mais elle revient dans nos attentes fictionnelles. This War of Mine concentre les craintes anxiogènes du « no future » tout en étant éco-compatible. Il fait ainsi le pont entre une vision de la survie urbaine en temps de guerre qui a marqué la fin du XXe s. et une autre, que nous plaçons dans l’avenir. Nous préférons nous concentrer sur les occasions d’un quotidien survivaliste parce que le tragique qui se profile ne laisse que peu de doute sur l’issue générale. Il n’est pas sûr que nous ayons tort.

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“Il s’agit donc pour le joueur de s’extraire d’une quintessence de la survie, l’abri survivaliste, pour vivre dans une autre, le monde dévasté.”

En 1997 sortait sur PC le premier jeu d’une série appelée à devenir l’une des plus célèbres de l’univers vidéoludique. Dans un monde à la fois post-apocalyptique et uchronique, Fallout relate l’histoire (presque) récurrente d’un héros issu d’un abri souterrain plusieurs décennies ou plusieurs siècles après une guerre nucléaire. Violence et humour grinçant sont au programme. Les techniques de survie sont centrales et la création du personnage offre des possibilités d’une rare précision. L’individualisme règne, il est la règle. La coopération est l’exception. Mais Fallout consiste aussi en une certaine idée de la survie.

En matière d’apocalypse fictionnelle tous les chemins mènent à Mad Max. Fallout ne fait pas exception avec son esthétique faite de guenilles, de poussière et de castagne. Le jeu qui est considéré comme le précurseur de la série, Wasteland, est d’ailleurs lui aussi fortement inspiré des films de Georges Miller. On note toutefois d’importantes différences. La première est que Fallout n’est pas dominé par la vitesse, l’automobile n’y occupe pas un rôle important. Il est certes possible d’acquérir une voiture dans Fallout 2, mais cela ne constitue pas l’armature principale du jeu. Les jeux sont articulés autour de déplacements lents, le plus souvent à pieds. En outre, dans un jeu de rôle (la majeure partie des Fallout relève de cette catégorie) la conception du personnage a une place cruciale. Le développement de ses attributs rythme la narration et la met en perspective. Il constitue l’essentiel de la stratégie du joueur. Dans un monde ouvert où une partie s’inscrit dans une longue durée, les sensations ne peuvent être aussi nerveuses que dans un film totalement dominé par ses rebondissements.

Capture d'écran du jeu Fallout
Le délabrement est essentiel dans l’ambiance précaire de la série Fallout. Il contraste avec avec l’ambiance amniotique des abris.

La seconde est que les héros n’ont ni la même origine, ni le même destin. Le monde de Fallout est d’abord uchronique. Après 1945, la technoscience se développe différemment. Des robots dotés d’intelligence artificielle et alimentés à l’énergie nucléaire se chargent désormais d’une partie importante des tâches quotidiennes. A la fin du XXe s., les ressources fossiles viennent à manquer et en 2077 une guerre nucléaire réduit la majeure partie de la planète en cendres. Des abris souterrains s’ouvrent après le conflit à des dates variables et laissent leurs occupants entrer en contact avec les survivants. Le joueur vient dans la plupart des Fallout de l’un de ces abris. Ceux-ci étaient souvent conçus pour constituer des expériences d’ingénierie sociale organisées secrètement par le gouvernement des Etats-Unis à l’insu des cobayes.

Dans Fallout, le joueur sort d’un abri pour chercher une puce électronique qui permet le filtrage de l’eau… et sauve le monde en affrontant une armée de mutants. Dans Fallout 2, il sort de son village pour le sauver de la famine… et sauve le monde du gouvernement post-américain devenu fou. Dans Fallout 3, il sort de son abri pour se sauver lui-même et sauve le monde d’une intelligence artificielle démente. Dans Fallout 4, il rentre dans son abri pour sauver sa famille et en sort pour la retrouver. Dans Fallout Shelter, il reste dans son abri pour affronter le monde. Ces variantes (cinq parmi d’autres) sont les diverses formes d’une constante.

Il s’agit pour le joueur de s’extraire d’une quintessence de la survie, l’abri survivaliste, pour vivre dans une autre, le monde dévasté. La première maintient ce qu’elle peut d’une vie normale en la concentrant dans un espace clos et fortement coopératif. La seconde abandonne l’illusion de la vie normale dans une boite de conserve pour identifier la vie quotidienne à un danger de chaque instant. Dans cette optique, on peut se demander si Fallout ne constitue pas une façon d’exprimer l’âpreté caractéristique de Mad Max dans un cadre humoristique et uchronique, si l’humour noir n’est pas une manière de faire passer une vision du monde où la précarité est la meilleure manière d’apprécier l’existence. Une approche plus générale, fondée sur des comparaisons systématiques avec d’autres œuvres pourrait répondre à cette interrogation.

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