Procope : l’autre virus (voir aussi Athènes)

« Que les sophistes, et ceux qui font profession de connaître les météores, en discourent comme il leur plaira ; pour moi, je me contente de représenter fidèlement quel a été son commencement, son progrès et sa fin. »

En ces temps difficiles, je vous propose la lecture d’un texte mimétique, inspiré de Thucydide, par Procope, le plus célèbre historien du règne de Justinien Ier (527-565 ap. J.-C.). Il est difficile de déterminer dans quelle mesure cette description correspond à la réalité de l’épidémie tant le modèle de l’auteur l’a influencé. Néanmoins, un millénaire sépare les deux historiens et la dimension universelle de la maladie chez Procope révèle un cadre, celui de la romanité et du christianisme, qui est fort différent de celui de Thucydide. Ce dernier est caractéristique de l’émergence de la pensée classique fondée sur le logos. Dans l’oeuvre de Procope en revanche, il s’agit peut-être davantage d’un exercice de style codifié que d’une manière de décrire le phénomène. En parallèle à cette façon de concevoir l’histoire, par le prisme des auteurs classiques, une autre forme littéraire, la chronique universelle, émerge à cette époque. Son principal représentant est Jean Malalas.

Procope a également écrit une Histoire secrète.

Procope de Césarée, Guerre contre les Perses (Trad. Cousin), Paris, 1685, II, 22.

« 1.  Il y eut en ces temps-là une maladie contagieuse, qui enleva une grande partie du genre humain.  Elle fut attribuée au ciel et aux astres par certains esprits présomptueux, qui s’étaient accoutumés à inventer des opinions extravagantes et monstrueuses, et qui savaient bien eux-mêmes qu’ils ne disaient rien de solide, qu’ils ne cherchaient qu’à tromper les simples.  Il est assurément difficile de se persuader, et encore plus de persuader les autres, qu’il y ait eu d’autre cause de ce mal que la volonté de Dieu.  Il ne s’attacha pas à une partie de la terre, à un genre de personnes, à une saison de l’année ; si cela eut été, on aurait peut-être trouvé dans une de ces circonstances des raisons vraisemblables de son existence. Mais il embrasa tout le monde, il confondit toutes les conditions, et il n’épargna ni âge, ni sexe. Quelques différences qu’il y eût entre les hommes, soit par l’éloignement de leurs demeures, ou par la diversité de leurs coutumes, ou par l’antipathie de leurs inclinations, elles étaient inutiles pour les distinguer dans cette maladie, qui les égalait tous par le traitement qu’elle leur faisait Les uns en étaient attaqués en été, les autres en hiver, et les autres en une autre saison. Que les sophistes, et ceux qui font profession de connaître les météores, en discourent comme il leur plaira ; pour moi, je me contente de représenter fidèlement quel a été son commencement, son progrès et sa fin.

2. Elle commença par les Egyptiens de Péluse. De là elle se partagea, et alla, d’un côté vers Alexandrie, et de l’autre dans la Palestine. Ensuite avançant toujours, et avec une démarche réglée, elle courut toute la terre. Elle semblait garder une mesure égale, de s’arrêter un certain temps en chaque pays. Elle s’étendit jusqu’aux nations les plus éloignées, et il n’y eut point de coin, pour reculé qu’il pût être, où elle ne portât sa corruption. Elle n’en exempta ni île, ni montagne, ni caverne. S’il y avait quelque endroit ou elle n’avait point passé, ou bien qu’elle n’y eût passé que légèrement, elle y revint sans toucher aux lieux d’alentour, et elle s’y arrêta jusqu’à ce qu’elle y eut causé autant de morts et de funérailles, que dans les autres. Elle commençait toujours par les contrées maritimes, d’où elle se répandait sur celles qui étaient loin de la mer.

3. J’étais à Constantinople, lorsqu’elle y vint. C’était au milieu du printemps de la seconde année qu’elle y exerça et qu’elle y exerça sa fureur.  Voici comment elle y arriva. Elle était précédée de fantômes revêtus de diverses formes. Ceux à qui ces fantômes apparaissaient, s’imaginaient en être frappés en quelque partie de leur corps, et en même temps ils étaient frappés de la maladie. Il y en avait qui tâchaient de s’en délivrer, en prononçant les plus saints noms qu’il y ait dans la religion, ou en faisant quelque cérémonie. Mais cela ne leur servait de rien, car ceux-même qui se refugiaient dans les églises, y trouvaient la mort. Il y en avait qui s’enfermaient dans leurs maisons, et qui ne répondaient point à la voix de leurs meilleurs amis, s’imaginant que c’étaient des diables qui les appelaient, et ils laissaient plutôt rompre leurs portes que de les ouvrir. Quelques-uns n’étaient pas attaqués de la peste de cette manière, mais cela leur arrivait en songe, et ils pensaient entendre une voix, qui les comptait au nombre des morts. D’autres sentaient le mal, sans en avoir eu de présage, ni dans le sommeil, ni hors du sommeil. C’était ou en s’éveillant, ou en se promenant, ou en quelque autre occupation, qu’ils s’apercevaient avoir la fièvre. Ils ne changeaient point de couleur. Ils ne sentaient point d’inflammation, et l’accès semblait si léger, que les médecins avaient peine à le reconnaître en tâtant le pouls, et qu’ils n’y voyaient aucune apparence de danger. Cependant sur le soir, ou le lendemain, il paraissait un charbon à la cuisse, ou à la hanche, et quelquefois sous l’aisselle, ou à l’oreille. Voilà ce qui arrivait presque à tous ceux qui étaient surpris de ce mal.

4. Je ne saurais dire si la diversité des symptômes procédait de celle des tempéraments, ou si elle n’avait point d’autre cause que la volonté de l’Auteur de la Nature. Les uns étaient accablés d’un assoupissement très profond, les autres étaient emportés d’une frénésie très-furieuse. Mais les uns et les autres souffraient extrêmement dans la différence de leur maladie. Ceux qui tombaient dans l’assoupissement oubliaient les fonctions les plus ordinaires de la vie, comme s’ils eussent été dans son sommeil éternel, tellement qu’ils mouraient de faim, si quelque personne charitable n’avait la bonté de leur mettre les aliments dans la bouche. Les frénétiques n’avaient jamais de regrets. Ils étaient toujours troublés par l’image de la mort, et s’imaginaient être poursuivis.  Ils s’enfuyaient, en jetant des cris épouvantables. Ceux qui les gardaient avaient une fatigue insupportable, et n’étaient guère moins à plaindre que leurs malades. Ce n’est pas qu’ils fussent en danger de gagner le mal, car personne ne le gagna par la fréquentation des malades, et plusieurs l’eurent sans les fréquenter. Mais c’est qu’ils souffraient beaucoup de peine, lorsque les malades se roulaient par terre, et qu’ils étaient obligés de les relever, ou qu’il fallait les empêcher de se jeter du haut des maisons, et de se précipiter dans l’eau. Ce n’était pas aussi un petit travail, que de leur faire prendre de la nourriture. Car il y en eut qui périrent faute de manger, comme d’autres périrent par leurs chutes.  Ceux qui n’eurent ni assoupissement, ni frénésie, moururent d’une autre manière. Leur charbon s’éteignait et ils étaient enlevés par la violence de la douleur. On peut juger par conjecture que les autres, dont je viens de parler, enduraient le même mal. Mais peut-être qu’ils en avaient perdu le sentiment, en perdant l’usage de la raison. Les Médecins étonnés de la nouveauté de ces accidents, et se doutant que la cause principale du mal résidait dans les charbons, se résolurent de la découvrir, et en ayant fait l’anatomie sur des corps morts, ils y trouvèrent en effet une grande source de corruption. Quelques-uns mouraient le jour-même qu’ils étaient frappés, et les autres les jours suivants. Il y en avait à qui il s’élevait par tout le corps des pustules noires, de la grosseur d’un pois ; et ceux-là ne passaient jamais le jour, et quelquefois ils expiraient à l’heure-même. Il y en eut qui furent étouffés par une grande abondance de sang, qui leur sortit de la bouche.

5. Je puis assurer que les plus fameux médecins prédirent la mort à des personnes qui échappèrent à toute sorte d’espérance, et qu’ils prédirent la guérison à d’autres qui mouraient bientôt après, tant ce mal était impénétrable à la science des hommes, et tant il était accompagné de circonstances contraires à la raison et à l’apparence.  Le bain servait aux uns et nuisait aux autres. Quelques-uns mouraient faute de remèdes, et d’autres se sauvaient sans ce secours. Les remèdes produisaient des effets tout contraires à leur nature, tellement qu’il n’était pas moins impossible de chasser la maladie, lorsqu’elle était venue, que de l’empêcher de venir. On y tombait sans sujet et on s’en relevait sans assistance. Les femmes grosses, qui étaient atteintes de cette contagion, n’évitaient point la mort, et quoiqu’elles portassent leurs enfants jusqu’au terme ordinaire, ou qu’elles accouchassent devant, elles étaient enlevées hors du monde, avec les enfants qu’elles venaient d’y mettre. On dit néanmoins qu’il y eut trois mères qui survécurent à leurs enfants, et un enfant qui survécut à sa mère. Ceux à qui le charbon croissait, et aboutissait en pus, recouvraient la santé, l’expérience ayant fait voir que c’était un signe que la plus grande ardeur du mal était éteinte. Ceux au contraire, dont le charbon demeurait toujours au même état, souffraient tous les accidents dont nous venons de parler. Il y en avait à qui la cuisse se desséchait ; ce qui était cause qu’il ne sortait plus d’humeur du charbon. D’autres en échappèrent, à qui il demeura un défaut à la langue, qui les rendit bègues pour toute leur vie. »

L’Effondrement sur Canal + : collapsosurvie…

« C’est un combat psychologique et physique de chaque instant. »

Les liens entre collapsologie et survivalisme sont denses et ambigus. Alors que la première insiste plutôt sur l’entraide dans une perspective eudémonique, le second, sans exclure la coopération, se la représente d’abord comme une manière d’accroître les capacités des individus face à l’effondrement. Piero San Giorgio montre d’ailleurs qu’une organisation en groupe augmente la pérennité d’une véritable organisation survivaliste. Ce que la collapsologie, discipline libertaire, conçoit d’abord comme un épanouissement conduisant à de l’efficacité, le survivalisme, ensemble de méthodes d’inspiration libertarienne, le conçoit comme de l’efficacité pouvant conduire à un plus grand équilibre personnel.

Le série L’Effondrement, diffusée à partir du 11 novembre 2019 sur Canal +, concentre cette dialectique qui, comme dans toute véritable dialectique, comporte une majeure et une mineure. Cette série est créée à un moment où le thème de l’effondrement effectue une percée publique. Depuis le milieu des années 2010, la collapsologie, dans le sillage d’auteurs comme Pablo Servigne ou Yves Cochet, gagne en renommée. Le survivalisme est un sujet qui taraude nos sociétés par intermittence depuis longtemps, même si sa perspective a varié (la guerre froide et les bunkers antiatomiques ont cédé la place à la figure du survivant agile et souple).

Image de policier pointant une arme vers le ciel
Les rapports de forces imprègnent la série.

L’Effondrement paraît s’inscrire dans une optique collapsologique au sens où son principal tropisme semble anarcho-socialiste. Cette impression est renforcée par le grand nombre de personnes non-préparées qui apparaissent dans la série. A quelques exceptions près (les habitants du lieu-dit « Le Hameau », communauté autonome constituée à des fins de résilience), les personnages sont surpris par les événements et tentent de se débrouiller comme ils peuvent. Même les puissants qui se sont protégés avec des contrats de sécurité (dans les épisodes L’aérodrome et L’Ile) ne réussissent pas facilement à en bénéficier. C’est un combat psychologique et physique de chaque instant. Alors que certaines situations se prêteraient sans difficulté à des formes de convivialité, elles sont chargées d’une toxicité latente qui constitue le principal ressort narratif de la série. L’univers décrit est anxiogène, menaçant. Un groupe d’amis tente de s’organiser dans un supermarché, mais ils font face à la présence d’agents de sécurité sourcilleux. Un jeune homme soigne des personnes âgées dans une maison de retraite, mais il est tenaillé par la question de l’euthanasie. Des gens se relaient et s’entraident… dans le but d’empêcher une centrale nucléaire d’exploser. Ces personnes ordinaires, que tout pourrait conduire à plus d’épanouissement par l’entraide, soit se comportent comme des prédateurs, soit coopèrent dans l’urgence. L’ensemble est trépidant, souvent haletant, caractéristiques renforcées par le fait que chaque épisode est filmé en un seul plan.

On peut se demander si L’Effondrement n’a pas pour objectif de brouiller les pistes en envoyant son signifié dans une direction, celle de l’entraide, et son signifiant dans une autre, celle de l’anxiété ainsi que du conflit. Si le message du dernier épisode, intitulé L’Emission, est clairement un rejet du chacun pour soi, il reste cependant de l’ensemble l’impression d’une permanence des rapports de forces immédiats. Il est possible que cela change dans d’éventuelles prochaines saisons et il est encore trop tôt pour savoir si cette série dit le contraire de ce qu’elle veut dire ou si elle veut dire le contraire de ce qu’elle dit.

Sid Meier’s Alpha Centauri : sauve qui peut.

« La perspective générale du jeu n’est ni celle des technophiles anti-collapsologie, qu’ils soient réchauffistes (comme Laurent Alexandre) ou pas, ni celle des collapsologues. »

Ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler le 4x (eXplore, eXtract, eXpand, eXterminate) est un système de jeu fondé sur l’exploration des espaces, la gestion des ressources, le développement d’une faction et le combat. Il s’agit en général de jeux vidéo dont les caractéristiques fictionnelles sont vastes, voire mégalomanes. L’exemple typique de ce système est la série Civilization, créée à l’origine par Sid Meier en 1991. Le but du jeu est de bâtir une civilisation sur plusieurs milliers d’années, depuis la préhistoire jusqu’à la conquête spatiale. Civilization épouse une partie de l’histoire des jeux vidéo à la fois parce qu’il est un produit emblématique et précurseur, mais aussi parce qu’il montre clairement les évolutions idéologiques qui ont marqué ce domaine. Si le premier jeu, encore façonné par la guerre froide finissante, est caractérisé par des figures typiques de cette période (Staline y apparait comme le chef des Russes et Mao comme celui des Chinois), le quatrième, commercialisé en 2005, présente une évolution transhistorique marquée par le triomphe progressif des libertés commerciales et du libéralisme politique. La crise de 2008 ne s’était pas encore produite. On a donc une série de jeux qui exprime, par l’écart entre ses variants et ses invariants, les changements idéologiques de la mondialisation.

A la fin d’une partie de Civilization, la pollution devient une partie importante des soucis du joueur. Elle apparaît sous forme de tâches crasseuses qu’il faut nettoyer et peut survenir pour toutes sortes de raisons (industrie, attaque nucléaire, explosion d’une centrale, etc.). Le réchauffement climatique peut aussi aléatoirement transformer certaines cases de jeu en déserts. Il est à noter que le traitement de la pollution y est gestionnaire et réversible. Aucune pollution n’est irrémédiable et il n’existe pas vraiment d’écosystème. Cela revient à nettoyer la saleté dans sa cuisine. Il s’agit donc d’une conception de l’écologie tendanciellement optimiste, en opposition avec les explications des collapsologues aujourd’hui.

Capture d'écran du jeu Alpha Centauri
Alpha Centauri est un 4x typique quant au système de jeu. L’aspect écologique y est toutefois plus marqué qu’ailleurs.

En 1999, Firaxis, alors en charge de la franchise, décidait de commercialiser la suite narrative de Civilization en créant Sid Meier’s Alpha Centauri, avec un système globalement identique et un cadre situé sur une planète gravitant autour d’Alpha du Centaure. La cinématique d’introduction suggère, par la métaphore biblique du paradis terrestre, que des survivants ont dû quitter la Terre pour échapper à des dégâts guerriers et/ou écologiques. Dans Alpha Centauri, il s’agit de rendre la planète habitable. Le fongus, végétation locale irritante, agit comme une sorte de jungle qu’il faut défricher ou utiliser. L’objectif est aussi de conduire la recherche scientifique à des niveaux qui n’étaient pas connus sur Terre. Pour y parvenir, le joueur choisit une faction qui se caractérise par des traits idéologiques et pratiques (les uns expliquant les autres). Ces factions remplacent les civilisations du jeu précédent. Ainsi, le Magnat incarne une faction industrialiste, peu concernée par les questions écologiques, tandis que les Filles de Gaïa sont la faction la plus écologiste. D’autres protagonistes ne semblent pas particulièrement concernés par cet aspect du problème, comme les Dévots du Seigneur, des fanatiques religieux, ou la fédération spartiate, militariste.

Ainsi, la perspective générale du jeu n’est ni celle des technophiles anti-collapsologie, qu’ils soient réchauffistes (comme Laurent Alexandre) ou pas, ni celle des collapsologues. Les premiers considèrent en effet que l’effondrement est improbable parce que l’humanité trouvera les moyens technologiques de l’éviter. Nous n’aurons donc pas à quitter la Terre, comme dans Alpha Centauri. Les seconds considèrent que l’effondrement est inévitable et que l’évasion est une chimère. En outre, on voit mal comment l’humanité pourrait, pour les collapsologues, améliorer l’écologie d’une autre planète avec les méthodes qui ont détruit la nôtre. Alpha Centauri se situe donc dans un modèle écologique qui relève à la fois d’une prise de conscience environnementale et de l’hypothèse d’après laquelle la technologie serait davantage une partie du problème qu’une partie de la solution. On peut se demander si ce jeu, qui est commercialisé à la fin de la décennie 1990, n’est pas ainsi typique d’une période qui succède à la chute de l’URSS et qui précède la montée en puissance des angoisses climatiques, une époque de l’écologie de tous les possibles. Aujourd’hui, condamnés à la soumission à l’effondrement ou à sa négation, nous ne pouvons que rejouer la partie que nous avons perdue.

Fallout : les 5 meilleures manières de sortir d’un terrier (la seule en fait)

« Il s’agit donc pour le joueur de s’extraire d’une quintessence de la survie, l’abri survivaliste, pour vivre dans une autre, le monde dévasté. »

En 1997 sortait sur PC le premier jeu d’une série appelée à devenir l’une des plus célèbres de l’univers vidéoludique. Dans un monde à la fois post-apocalyptique et uchronique, Fallout relate l’histoire (presque) récurrente d’un héros issu d’un abri souterrain plusieurs décennies ou plusieurs siècles après une guerre nucléaire. Violence et humour grinçant sont au programme. Les techniques de survie sont centrales et la création du personnage offre des possibilités d’une rare précision. L’individualisme règne, il est la règle. La coopération est l’exception. Mais Fallout consiste aussi en une certaine idée de la survie.

En matière d’apocalypse fictionnelle tous les chemins mènent à Mad Max. Fallout ne fait pas exception avec son esthétique faite de guenilles, de poussière et de castagne. Le jeu qui est considéré comme le précurseur de la série, Wasteland, est d’ailleurs lui aussi fortement inspiré des films de Georges Miller. On note toutefois d’importantes différences. La première est que Fallout n’est pas dominé par la vitesse, l’automobile n’y occupe pas un rôle important. Il est certes possible d’acquérir une voiture dans Fallout 2, mais cela ne constitue pas l’armature principale du jeu. Les jeux sont articulés autour de déplacements lents, le plus souvent à pieds. En outre, dans un jeu de rôle (la majeure partie des Fallout relève de cette catégorie) la conception du personnage a une place cruciale. Le développement de ses attributs rythme la narration et la met en perspective. Il constitue l’essentiel de la stratégie du joueur. Dans un monde ouvert où une partie s’inscrit dans une longue durée, les sensations ne peuvent être aussi nerveuses que dans un film totalement dominé par ses rebondissements.

Capture d'écran du jeu Fallout
Le délabrement est essentiel dans l’ambiance précaire de la série Fallout. Il contraste avec avec l’ambiance amniotique des abris.

La seconde est que les héros n’ont ni la même origine, ni le même destin. Le monde de Fallout est d’abord uchronique. Après 1945, la technoscience se développe différemment. Des robots dotés d’intelligence artificielle et alimentés à l’énergie nucléaire se chargent désormais d’une partie importante des tâches quotidiennes. A la fin du XXe s., les ressources fossiles viennent à manquer et en 2077 une guerre nucléaire réduit la majeure partie de la planète en cendres. Des abris souterrains s’ouvrent après le conflit à des dates variables et laissent leurs occupants entrer en contact avec les survivants. Le joueur vient dans la plupart des Fallout de l’un de ces abris. Ceux-ci étaient souvent conçus pour constituer des expériences d’ingénierie sociale organisées secrètement par le gouvernement des Etats-Unis à l’insu des cobayes.

Dans Fallout, le joueur sort d’un abri pour chercher une puce électronique qui permet le filtrage de l’eau… et sauve le monde en affrontant une armée de mutants. Dans Fallout 2, il sort de son village pour le sauver de la famine… et sauve le monde du gouvernement post-américain devenu fou. Dans Fallout 3, il sort de son abri pour se sauver lui-même et sauve le monde d’une intelligence artificielle démente. Dans Fallout 4, il rentre dans son abri pour sauver sa famille et en sort pour la retrouver. Dans Fallout Shelter, il reste dans son abri pour affronter le monde. Ces variantes (cinq parmi d’autres) sont les diverses formes d’une constante.

Il s’agit pour le joueur de s’extraire d’une quintessence de la survie, l’abri survivaliste, pour vivre dans une autre, le monde dévasté. La première maintient ce qu’elle peut d’une vie normale en la concentrant dans un espace clos et fortement coopératif. La seconde abandonne l’illusion de la vie normale dans une boite de conserve pour identifier la vie quotidienne à un danger de chaque instant. Dans cette optique, on peut se demander si Fallout ne constitue pas une façon d’exprimer l’âpreté caractéristique de Mad Max dans un cadre humoristique et uchronique, si l’humour noir n’est pas une manière de faire passer une vision du monde où la précarité est la meilleure manière d’apprécier l’existence. Une approche plus générale, fondée sur des comparaisons systématiques avec d’autres œuvres pourrait répondre à cette interrogation.

La Variété Andromède de Michael Crichton : que fait le gouvernement ?

« Le véritable danger provient du facteur humain puisqu’il est un temps envisagé d’utiliser une bombe nucléaire pour détruire le site de recherche et empêcher la contamination. »

L’œuvre de Crichton se caractérise par la variété de ses récits ainsi que par son effort de documentation. Publié en 1968 dans un contexte de guerre froide, La Variété Andromède est l’un des premiers romans de l’auteur. Il surprend par ses abondantes précisions sur le système d’alerte américain en cas de danger bactérien ainsi que par ses nombreuses insertions relevant de la philosophie des sciences. L’histoire est un exemple surprenant de « non-résolution » de problème sans que cela nuise pourtant à l’intensité du propos. Elle offre surtout de nombreux détails sur la manière dont les autorités de l’époque envisageaient la lutte contre un problème sanitaire national.

Une infection bactérienne extraterrestre causée par les imprudences d’un satellite en orbite basse autour de la Terre pourrait sembler aujourd’hui une hypothèse totalement saugrenue. On voit mal comment un organisme de ce type pourrait durablement prendre ses aises dans les couches supérieures de l’atmosphère et encore moins comment il pourrait profiter de la chute d’un engin spatial pour contaminer la surface. Ce scénario a pourtant été envisagé dans les années 60, à une époque où le nombre de satellites était encore peu important et où les connaissances sur la banlieue de notre planète étaient faibles. La NASA, les services secrets et l’armée américaine considèrent même encore sérieusement cette éventualité.

Michael Crichton en part pour construire un roman où un groupe de quatre scientifiques (médecins et biologistes) sont placés par des procédures d’urgence à la tête de l’organisme chargé de combattre une crise de cet ordre. Un satellite de recherche s’écrase accidentellement dans l’Arizona et contamine une ville, tuant ses habitants en quelques minutes. Les premiers militaires dépêchés sur les lieux sont eux aussi foudroyés par la bactérie. Seul un clochard et un nourrisson semblent mystérieusement épargnés. L’auteur bâtit son récit comme une sorte de roman d’anticipation à court terme où les développements scientifiques, techniques et philosophiques foisonnent. Deux adaptations ont vu le jour, la première au cinéma en 1971 et la seconde en mini-série en 2008. Un autre roman, une suite, est prévu pour novembre 2019.

Les incises explicatives détaillent des technologies qui peuvent de nos jours apparaitre comme banales, mais aussi des questionnements scientifiques qui font du livre autant un texte de vulgarisation qu’un roman. Durant l’enquête menée dans l’angoisse par les quatre savants afin d’empêcher une contamination mondiale, la plupart des hypothèses considérées à l’époque pour faire face à cette situation sont expliquées quand elles ne sont pas argumentées. De quel type de bactérie peut-il s’agir ? Comment se propage-t-elle ? D’où vient-elle ? Comment donne-t-elle la mort ? Mais aussi : Comment fonctionne le matériel informatique ? Les services concernés ? Quels sont les derniers procédés médicaux de pointe ? Les techniques de cryptage ? On s’approche du travail réalisé par Crichton beaucoup plus tard pour la série Urgences.

            (Attention, ce qui suit relève du divulgâchis)

Pourtant, l’intrigue se résout par une pirouette plus proche de La Guerre des Mondes de H. G. Wells que d’une apologie des possibilités de la science. La bactérie mute d’elle-même en s’adaptant à l’environnement terrestre et devient inoffensive. Les scientifiques apprennent l’essentiel au péril de leur vie mais n’ont pas à utiliser leurs connaissances pour sauver la planète. Le véritable danger provient du facteur humain puisqu’il est un temps envisagé d’utiliser une bombe nucléaire pour détruire le site de recherche et empêcher la contamination. Le problème est que cette solution radicale ne causerait qu’une accélération de l’infection. Les savants s’en aperçoivent juste à temps pour éviter le pire, qui résulte de leur propre inconséquence. Si la peur vient de l’infection, la véritable menace provient des erreurs humaines.

Image du film La Menace Andromède
Les autorités s’affairent dans La Menace Andromède, adaptation du roman de Michael Crichton en 2008.

Ce texte ne relève pas d’une perspective collapsologique au sens d’une activité humaine générale qui menacerait la civilisation, y compris dans son incapacité à se comprendre elle-même. Néanmoins, on y trouve, parallèlement à une passion pour la démarche scientifique, une ironie finale à propos du suspense qui imprègne le livre, un livre finalement prétexte à des argumentaires même s’il construit une intrigue. Face à la menace d’un effondrement, les scientifiques, quand bien même ils comprendraient tout, pourraient se retrouver impuissants et, paradoxalement, vainqueurs. Une victoire qui résiderait surtout dans le fait d’éviter d’utiliser leurs propres pouvoirs. Dans la logique qui est présentée ici, la liberté réside dans l’intelligence de la nécessité. Elle s’exprime aussi dans le fait de dire cette nécessité, de l’expliquer. Si La Variété Andromède est étranger à la réflexion proprement collapsologique ou à l’écologie, mais il fait penser à la place socio-culturelle de la collaspologie de nos jours. Celle-ci incite constamment à l’action tout en insistant sur l’inévitable et sur le caractère dangereux de certains actes. Une certaine vision écologique, fondée sur la croissance verte, serait dans cette optique davantage une partie du problème qu’une partie de la solution.

Le Fléau de Stephen King : en situation critique

« Le Fléau n’est donc un récit de type collapsologique ni par les événements qu’il relate, ni par celui qui l’impulse. Il peut être considéré comme une sorte de faux-ami dans l’optique d’une étude des situations d’effondrement dans la fiction. »

C’est l’un des romans les plus célèbres, les plus vastes et les plus caractéristiques de King. Il a fait une partie importante de la réputation de l’auteur, a précisé sa manière d’écrire et a créé le personnage qui revient le plus souvent dans ses romans (sous des noms divers) : Randal Flagg. Le Fléau ne relate pas une histoire d’effondrement écologique, mais celle de l’éradication de 99 % de l’humanité par un virus hors de contrôle, puis le conflit entre deux groupes de survivants, entre le Bien et le Mal. Marquée par le christianisme, l’œuvre de Stephen King pose le problème de la crise mimétique telle qu’elle a été conçue par René Girard.

Le mot crise vient du grec krinein qui signifie juger. Un hypocrite est donc étymologiquement quelqu’un qui reste au-dessous du jugement et, pour ainsi dire, au-dessous de la crise, celui qui en tire les ficelles. Chez René Girard, une crise se présente comme un moment paroxystique où les conflits deviennent clairs, où les repères se brouillent. C’est ce qui s’appelle une situation critique, une situation où les jugements ne peuvent plus être cachés. La crise écologique dans la fiction prend très souvent cette forme. Mad Max, Dune ou La Compagnie des Glaces, pour citer trois œuvres très différentes, explicitent la lutte pour la survie. La montée aux extrêmes rend similaires les factions et les camps. Quelle différence entre Max et ses ennemis ? Entre les Sardaukars et les Fremens ? Entre les Harkonnen et les Atréides (Paul Muad’dib n’est-il pas le propre petit-fils du baron) ? La crise est souvent résolue par l’expulsion, positive ou négative, d’un être particulier qui sert de bouc émissaire. Paul, victorieux, est le messie des Fremens. Max, l’étranger menacé d’expulsion, finit par devenir le chef du groupe.

On pourrait s’attendre à ce que la crise virale du Fléau (celle d’un virus appelé super-grippe) engendre une situation de type survivaliste, c’est-à-dire de type « Mad Max ». Elle cause en fait une situation de type « Armageddon ». Il n’est pas tellement question de techniques de survie, individuelles ou en bandes, mais plutôt de l’affrontement millénariste de deux groupes qui se disputent le monde sous le regard de Dieu. Le premier, dirigé par le personnage de Mère Abigaël, est constitué d’élus qui se battent pour faire la volonté divine. Le second, dirigé par le diabolique personnage de Randal Flagg, est formé par des individus dépourvus de scrupules. La situation est binaire même si les possibilités de trahisons existent dans les deux camps. La question est davantage celle de la cohésion du groupe face à des problèmes moraux que celui de sa survie face à un environnement hostile. Si le groupe de Flagg se réunit à Las Vegas, celui de Mère Abigaël se rassemble à Boulder, ville dont le nom signifie rocher (une allusion à l’apôtre Pierre ?).

Image du téléfilm Le Fléau
Le Fléau de Stephen King présente clairement une vision morale de l’apocalypse. Les marginaux, positifs ou négatifs, émergent en situation de crise. Ici, le personnage de « l’ordure » dans le téléfilm scénarisé par King lui-même et diffusé en 1994.

Le Fléau n’est donc un récit de type collapsologique ni par les événements qu’il relate, ni par celui qui l’impulse. Il peut être considéré comme une sorte de « faux-ami » dans l’optique d’une étude des situations d’effondrement dans la fiction. Les relations interpersonnelles (jalousie amoureuse, serment de fidélité, pathologie pyromane, question du système d’organisation d’un groupe) qu’il décrit sont transposables sans trop de difficulté dans un univers qui ne relèverait pas de la collapsologie ou du survivalisme. Ainsi que le disent Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur livre Comment tout peut s’effondrer, l’effondrement au sens où ils l’entendent survient quand les besoins de base ne sont plus assurés. Cette question n’est pas présente dans Le Fléau. Le roman relate plutôt une situation de crise au sens girardien, une Apocalypse étymologique mais pas écologique. On y voit toutes les caractéristiques de la montée aux extrêmes, du désir mimétique et de la tentation morale. Stephen King, comme René Girard, s’affirme d’ailleurs chrétien. L’éradication de la majeure partie de l’humanité est un effet de style qui ne constitue pas un enjeu lié à l’efficacité de l’extraction et de l’utilisation des ressources. Quant aux problèmes d’égoïsme et d’entraide, ils sont plutôt interprétables comme une parabole de l’existence en général.

Une nouvelle version en mini-série est en préparation avec une fin différente. La question est de savoir si elle optera pour les mêmes rapports socio-psychologiques.

Mad Max : à court de ressources ?

« Ce monde sans État, amer et stimulant, évoque davantage l’extrapolation dévoyée d’une vision libertarienne que des formes de coopérations anarcho-socialistes. »

Marqué par la violence et la pénurie, la série Mad Max est sans doute l’une des fictions post-apocalyptiques les plus célèbres. Elle est même devenue un stéréotype fréquent du survivalisme. Pourtant, le premier film ne s’inscrit pas dans cette veine crépusculaire et se limite plutôt à une histoire de vengeance, de combats automobiles et d’amour familial. C’est à partir de Mad Max 2 : Le Défi que l’enjeu du ravitaillement est définitivement posé pour donner une certaine vision de l’avenir, une antithèse de la perspective de la collapsologie fondée sur la coopération.

S’il fallait mentionner des caractéristiques de l’univers de Mad Max qui concernent l’écologie, l’aridité et la rareté arriveraient en tête. Dans un futur proche, le monde a connu un effondrement. Avec Mad Max 2, il n’est d’ailleurs plus qu’un vaste désert parcouru par des détritus humains aussi violents que voraces. La route (ou plutôt les sentiers de sable) est le principal moyen de déplacement et de combat. Des bandes de pillards ravagent, tuent et s’emparent de tout ce qui peut les intéresser. L’État n’existe plus.

Depuis 1979 (date du premier film) la série a utilisé plusieurs supports à commencer par le cinéma, mais aussi la bande dessinée et le jeu vidéo. Le premier Mad Max se situe dans un futur proche, ainsi que l’indiquent quelques mots après le générique, mais aucun signe clair ne montre que le récit est post-apocalyptique. Cependant, les films suivants présentent un cadre différent, beaucoup plus proche d’une vision « effondriste » ou du moins de certaines études connexes. Si l’on en juge d’après la description proposée par la dernière version du rapport Meadows, l’effondrement devrait présenter un certain nombre de caractéristiques dont certaines sont visuelles : « À l’échelle locale, le dépassement et l’effondrement sont visibles à travers les processus de désertification, d’épuisement des minerais et des eaux souterraines (…). Les fermes inhabitées, les villes minières désertées et les décharges industrielles à l’abandon sont toutes là pour attester la “véracité” d’un tel comportement du système ». Étant donné que la première version de ce rapport date de 1972, il n’est pas impossible que le producteur du film, Byron Kennedy, ou le réalisateur, Georges Miller, en ait eu connaissance. Toutefois, l’ambiance de Mad Max, qui relève plutôt de la fascination pour l’arbitraire et la violence, parait peu compatible avec l’éthique de responsabilité prônée (sincèrement ou non) par le Club de Rome, à l’origine du rapport. Le premier film Mad Max est scandé par des poursuites automobiles, par l’amour du héros pour sa famille et par le caractère implacable de sa vengeance, mais rien n’indique que cet univers soit marqué par les conséquences de grands problèmes militaires ou écologiques.

Image du film Mad Max deux personnages et une voiture
Le premier Mad Max n’aborde pas les questions de collapsologie. En revanche, il traite des thèmes de la violence et de la vengeance.

Mad Max 2 (1981) pose définitivement les traits typiques de la série, traits qui correspondent à ceux mentionnés par le rapport Meadows (à l’exception des voitures) mais qui trouvent plus probablement leur source d’inspiration dans la science-fiction littéraire, en particulier Route 666 de Roger Zelazny. L’origine de la désertification dans Mad Max est un grand conflit militaire. Dans ce cadre marqué par la pénurie, le moteur à explosion reste le principal moyen de déplacement et la lutte pour le pétrole, devenu rare, est impitoyable. Alors apparait pour la première fois dans cette série la question de l’énergie, qui se maintient sous diverses formes jusqu’aux dernières productions. Dans Mad Max 2, l’enjeu est simple : des individus ou des groupent luttent sans merci pour le contrôle de l’essence et davantage encore pour celui de sa production. Une bande de pillards assoiffée de sang assiège un site d’extraction défendu par un groupe au profil psychologique plus complexe (tous font preuve d’humanité mais avec des degrés de fourberie variables). Ce siège constitue l’armature principale du récit, avec le sort individuel du personnage principal, Max, incarné par Mel Gibson.

On peut s’interroger sur la crédibilité d’une histoire qui fait de l’essence un enjeu de survie alors que des problèmes d’alimentation élémentaires pourraient surgir. Ils ne sont d’ailleurs pas posés dans le film. Globalement, ce monde sans État, amer et stimulant, évoque davantage l’extrapolation dévoyée d’une vision libertarienne que des formes de coopérations anarcho-socialistes. L’entraide s’y présente comme une nécessité à laquelle il faudrait se résoudre et la compétition, individuelle ou collective, comme la règle. Toutefois, si la teneur de l’œuvre fait penser au survivalisme, aucun auteur survivaliste sérieux ne décrit un tel scénario, organisé autour de gens davantage occupés à trouver de l’essence qu’à se nourrir. Le règne sauvage de l’automobile est un oxymore narratif, d’ailleurs réussi, qui maintient certains impératifs des sociétés pré-apocalyptiques industrielles.

Dans Mad Max : au-delà du dôme du tonnerre, troisième film de la série (1985), la lutte pour l’énergie change de nature pour prendre des accents qu’on pourrait audacieusement qualifier de marxistes. Dans une cité de fortune qui a poussé dans le désert, la superstructure étatique est dirigée par une femme (Tina Turner) qui entend conserver le contrôle total sur sa ville. Malheureusement pour elle, l’approvisionnement en électricité est assuré en sous-sol par le traitement des déchets, traitement dont l’ingénieur est un nain juché sur les épaules d’un géant simplet. Il détient l’infrastructure énergétique. Le problème est que cet ingénieur, plutôt que de rester discret, a décidé d’exprimer son importance en public, ce qui n’est pas sans menacer l’autorité de celle qui dirige la cité. Le pouvoir, s’il veut subsister, a intérêt à tenir certaines choses secrètes.

Si les grandes caractéristiques visuelles de Mad Max 2 se retrouvent dans Au-delà du dôme du tonnerre, la lutte pour l’énergie prend une tournure moins frontale et se teinte d’un questionnement sur la réalité du pouvoir. L’effondrement civilisationnel se traduit par l’explicitation d’une guerre de tous contre tous dans le deuxième film, en dépit de quelques alliances de circonstances. En revanche, dans le troisième film, l’émergence d’une civilisation de bric et de broc pose immédiatement le problème de la pérennité du pouvoir, c’est-à-dire de la dissimulation politique. C’est sous-entendre que l’égoïsme et l’État, qui en est le résultat, sont des lois naturelles et qu’ils reviennent systématiquement à chaque table rase. Cette vision est aujourd’hui rejetée par les collapsologues, comme Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans leur livre L’Entraide, l’autre Loi de la Jungle. Ceux-ci font de la coopération le socle d’une société stable.

Série de films « survivalistes » nés à la fin des années 70 et au début des années 80 du XXe siècle, Mad Max met au jour le malaise de la contre-culture américaine à l’époque de Reagan comme l’ont fait d’une autre façon certains films comiques de la volte-face mitterrandienne en France (Promotion canapé, P.R.O.F.S.). Le ton n’est pas le même, mais le principe est identique : il s’agit d’utiliser l’état d’esprit libertaire pour valoriser une anthropologie libérale.

Cette perspective se maintient dans Mad Max : Fury Road, réalisé en 2015, mais dans un contexte différent. Ce film est imprégné par une manière d’orchestrer les combats qui évoque le « wagnérisme » d’Apocalypse Now. L’esprit originel, austère et faussement chaotique, cède sa place à une sorte d’opérarock. Si la lutte pour les ressources et les batailles de véhicules sont toujours là, on voit aussi se constituer un camp du Bien et un camp du Mal globalement identifiables. Le tournant socio-économique qui a vu le gauchisme se diviser dans les années 70 et engendrer des films ambigus, comme les premiers Mad Max, est loin. Les standards du film industriel sont parfaitement respectés, même s’ils se parent d’une violence qui n’est plus qu’un simulacre de provocation. L’austérité brute, troublante, de certains films d’action ou de science-fiction, tels Terminator, Alien ou Conan le Barbare, a cédé la place à des suites formatées. On est donc passé d’un cinéma contestataire dans les années 70 à un cinéma fuyant dans les années 80 puis à un cinéma soumis, le signifiant faisant diversion mais finissant par s’aligner sur le signifié. Il pouvait difficilement en être autrement, moins parce que le gauchisme avait été vaincu par ses ennemis que parce qu’il était à l’origine contradictoire.

Image film Mad Max Fury Road concert de voitures
Mad Max : Fury Road, diffusé en 2015, propose une esthétisation musicale et pyrotechnique de cet univers et sacrifie une partie de l’austérité rêche des premiers films.

Étrangement, la série Mad Max, tout en correspondant à ce changement entre le troisième et le quatrième film, a une évolution inverse si l’on considère ses trois premiers. D’une œuvre mettant en scène l’inexorable victoire de la violence sur la sensibilité par des événements imprévisibles, cette série évolue vers un deuxième film marqué par une lutte apolitique pour les ressources pétrolières puis vers un troisième film qui aborde la question du non-dit sur le fondement du pouvoir. Le mouvement va donc d’une sorte de tragédie chaotique à un semblant de prise de conscience philosophique. Le quatrième film, beaucoup plus tardif, correspond en revanche à l’évolution générale. Faut-il voir dans tout cela des choix conscients de Georges Miller ? Est-ce lié à l’idéologie personnelle de Mel Gibson, dont le parcours ultérieur, surtout en tant que réalisateur, ne manque pas d’interroger ? Quoi qu’il en soit, cette trajectoire mériterait d’être étudiée plus avant.

A propos de ce blog…

Ce blog se donne pour objectif de mettre à la disposition des internautes des idées et des concepts portant sur la place, dans la fiction, de la collapsologie ainsi que sur celle de son objet, l’effondrement des sociétés industrielles. Il ne s’agit pas d’articles de recherche (on ne trouvera ni système de notes, ni bibliographie) ou de critique littéraire mais plutôt d’argumentaires intuitifs mis à la disposition du public. Je commence mon propos sans prouver l’importance de mon sujet (comme dirait l’autre…). Que l’on soit favorable ou défavorable aux thèses collapsologiques n’est pas non plus la question. Le but est d’étudier des fictions, pas des phénomènes écologiques ou politiques, bien que ceux-ci puissent être utilisés de manière connexe.

L’auteur est un ancien étudiant en histoire (master en byzantinologie) et en lettres, aujourd’hui spécialisé dans le domaine de la science-fiction. Il est en outre porteur du syndrome dit « d’Asperger ».