Civilization : Le réchauffement climatique

« Elle a le mérite de mettre en avant un problème qui, à l’époque, passait au mieux pour une curiosité, mais avec des bases dont nous voyons aujourd’hui qu’elles ont leurs limites. »

La série vidéoludique Civilization, de Sid Meier, est sans aucun doute le plus emblématique des 4X, ces jeux de stratégie appelés ainsi à cause de ce qu’ils proposent aux joueurs : eXplore, eXpand, eXterminate, eXploit (explorer, s’étendre, exterminer et exploiter). Cette terminologie, qui fait quasiment office de définition, place immédiatement au centre du sujet. Il s’agit de croître en faisant plus qu’aménager. Il faut aussi détruire et combattre, une logique qui a déjà été en partie étudiée sur ce site avec l’article sur la “suite” de Civilization, Alpha Centaury. Dès la première version, en 1991, le jeu propose de créer une civilisation et de la faire vivre sur plusieurs milliers d’années depuis les temps protohistoriques jusqu’aux temps futurs. On peut gagner une partie en conquérant les autres civilisations, en l’emportant aux points après un certain nombre de tours ou en étant le premier à envoyer un vaisseau en orbite autour d’Alpha du Centaure. Les civilisations sont structurées autour de leurs villes, où l’on peut construire des bâtiments, et elles exploitent un arrière-pays plus ou moins intéressant selon l’emplacement choisi. Le jeu s’effectue en tour par tour avec une arborescence scientifique qui permet la progression à travers les grandes périodes comme l’Antiquité ou le Moyen-Age. Les versions suivantes ont ajouté les éléments qui augmentent la complexité du jeu sans en modifier le principe, comme la culture, la religion ou le commerce. 

Si l’on considère les ressources, il faut noter que celles-ci ne sont pas épuisables. Il y a une bonne et une mauvaise manière de les utiliser (y compris pour l’environnement) mais la déplétion n’existe pas. La pollution existe depuis le premier Civilization, elle apparait à l’ère industrielle comme une sorte de “crasse” qui rend l’exploitation des cases impossible. Des ouvriers peuvent néanmoins la nettoyer sans restriction. Cela demande juste de la formation et du temps. La pollution constitue donc une simple entrave qui n’est jamais irréversible. Mais cela devient encore plus significatif lorsqu’on parle de réchauffement climatique d’origine humaine. Il faut souligner que, dès le premier titre, le problème peut survenir dans le jeu. Alors que des polémiques surviennent de nos jours régulièrement pour déterminer qui savait quoi et à quel moment, Sid Meier incorpore le réchauffement climatique à son jeu de stratégie en 1991. Une telle lucidité mérite d’être saluée. Cependant, dans les quatre premiers Civilization, le réchauffement climatique est mécaniquement lié à la pollution. Plus il y a de cases “encrassées” plus le réchauffement peut, partout dans le monde, transformer une case de plaine en case de prairie ou une case de prairie en case de désert. Il modifie donc les caractéristiques du terrain. 

Climat mondial CO2
Les statistiques sur le réchauffement climatique sont plus détaillées dans Civilization VI que dans ses prédécésseurs.

Ce lien univoque entre pollution et réchauffement implique de se représenter ce dernier comme la conséquence de mauvaises habitudes qu’il faudrait “nettoyer” pour ne pas avoir à subir le problème. Cela n’empêche pas de continuer à se développer par ailleurs, puisque la production augmente même (surtout) si la question du réchauffement est bien gérée. Dans Civilization V (2010), le réchauffement climatique a tout simplement disparu. On peut se demander s’il s’agit d’un simple oubli, d’une facilité ou si les polémiques médiatiques, très vives à ce moment-là sur le sujet, ont conduit les concepteurs à éliminer cette caractéristique du jeu. En revanche, elle fait un retour fracassant avec l’extension de Civilization VI : Gathering Storm (2019). On y voit le réchauffement apparaître en fin de partie, avec l’ère industrielle, et être l’objet d’un écran complet avec de nombreuses statistiques. Si les problèmes climatiques sont fréquents dans le jeu (sécheresses, tornades, etc.), le réchauffement est le seul qui peut tous les impliquer et davantage encore. Il cause la fonte des glaces, ce qui permet plus facilement la circumnavigation, et provoque la submersion d’une partie des côtes. Il se compose aussi de plusieurs stades, croissants en termes de catastrophes, ainsi que par l’impossibilité de revenir au stade précédent. Le réchauffement peut être freiné ou stoppé mais il ne reflue pas. Néanmoins, on freine toujours le problème par un effort d’activité, pas par de la sobriété. On achète ou on produit de la dépollution, cela permet de continuer à croitre (par exemple pour aller sur Mars). 

Au total, il est possible de constater trois conceptions du réchauffement climatique d’origine humaine et industrielle dans la série Civilization. La première, avant-gardiste, écologiste et productiviste, concerne les épisodes 1 à 4. Elle a le mérite de mettre en avant un problème qui, à l’époque, passait au mieux pour une curiosité, mais avec des bases dont nous voyons aujourd’hui qu’elles ont leurs limites. La deuxième, dans Civilization V, que l’on pourrait qualifier de climato-amnésique, gomme le problème au moment où celui-ci monte en puissance dans les médias. Enfin, la troisième, dans Civilization VI : Gathering Storm, reprend la première, la perfectionne fortement et ajoute quand même une irréversibilité qui n’existait pas.  Le phénomène marque maintenant la fin d’une partie alors qu’il était, dans les versions précédentes, un désagrément marginal. Son traitement dans l’ensemble de la série révèle surtout la difficulté qu’a l’industrie vidéoludique à intégrer les problèmes écologiques sans changer radicalement son paradigme, celui d’une sorte de front pionnier scientifique et industriel dont le défrichement symbolique est peu compatible avec une lutte sobre contre le réchauffement. Reste à savoir comment le thème va évoluer dans son traitement dans les prochains titres et si le modèle qu’est Civilization peut physiologiquement se réinventer sur ce point. 

Brian K. Vaughan, Steve Skroce, Matt Hollingsworth : We Stand on Guard

« Le monde est en danger, l’eau manque. Pourtant, elle passe relativement au second plan par rapport à un questionnement politique fondé sur un rejet du nationalisme. »

Le Canada, pays immense et enclavé, doit s’en remettre, pour sa sécurité, à la seule puissance véritablement en mesure de l’envahir, les Etats-Unis. Depuis la guerre de 1812, qui vit s’affronter l’impérialisme britannique à celui, naissant, de leur ancienne colonie, les Etats-Unis ont abandonné le projet d’annexer le Canada, du moins officiellement. Mais la relation entre les deux pays a toujours été ambiguë. Toronto, la grande métropole anglo-saxonne canadienne, est une ville typiquement nord-américaine, son équipe de baseball participe au même championnat que celles des Etats-Unis et les grands lacs sont une sorte de mer intérieure partagée entre les deux puissances. Buffalo regarde Toronto et inversement. Les Etats-Unis donnent au Canada une géostratégie particulièrement sûre mais ils constituent aussi à long terme la principale menace. Il s’agit à la fois d’un encerclement et d’une protection. Cette relation dialectique et méfiante est néanmoins caractérisée par une grande stabilité apparente, une grande complémentarité économique.

En 2112, à Ottawa, une famille tranquille voit les bombes américaines s’abattre brusquement sur la ville. Les parents meurent atrocement. Les enfants, Ambre et son frère, commencent une errance dangereuse afin de sauver leurs vies. Quelques années plus tard, traqués, ils doivent accepter de se séparer. Elle commence alors à le chercher dans un Canada écrasé par la botte états-unienne. Le but de l’envahisseur est de s’approprier l’eau douce car le monde est menacé par le réchauffement climatique. Ambre finit par rejoindre un groupe de résistants hétéroclite mais déterminé. Découverts, ils doivent se battre pour empêcher l’occupant de l’emporter. Dans un cadre technologique très avancé, manœuvrer demande un certain savoir-faire. Lorsque les forces états-uniennes retrouvent le groupe, un combat féroce commence.

Fakh Midjourney Flags
Les rivalités s’enchevêtrent (par Fakh avec Midjourney)

La dimension écologique de We Stand on Guard (en français De Foi trempée), bande dessinée publiée en 2018 chez Urban Comics (2016 chez Image Comics aux Etats-Unis), est évidente. Le monde est en danger, l’eau manque. Pourtant, elle passe relativement au second plan par rapport à un questionnement politique fondé sur un rejet du nationalisme. Celui-ci est assimilé au chauvinisme ou à une hypocrisie très intéressée. Le Canada lutte pour sa liberté et il est obligé de détruire ses ressources naturelles pour la recouvrer en empoisonnant l’eau. Ces richesses sont donc assimilées à une double malédiction : une malédiction nationale puisqu’elles exposent à la convoitise des voisins, et une autre, mondiale, puisque ces rivalités empêchent notre espèce d’être raisonnable. Mais finalement, le combat du faible contre le fort parait assez dérisoire. Les rôles auraient pu s’inverser. Cette libération nationale sacrifie la cause écologique au nom du principe de non-ingérence et la sympathie que suscitent les insurgés s’évanouit quand ils détruisent l’essentiel.

Le rôle de la technologie est négatif, même si elle peut avoir des effets tactiquement positifs. Les machines de guerres sont impressionnantes, les systèmes de détection plus que précis et les illusions générées par la technique sont parfaites. Ils peuvent être retournés par les insurgés pour contrer le colosse états-unien, mais cela ne change pas fondamentalement les données du vrai problème. L’eau est précieuse. Nous sommes tous dans le même bateau et l’océan est en danger. Se battre dans la barque afin de posséder une rame relève soit de l’inconscience soit de la duplicité. Quant à apprendre à naviguer ensemble, il n’est pas sûr que cela suffise. L’équipage ne devrait pas seulement naviguer mieux mais aussi naviguer moins.

Addendum, Jean-Marc Ligny : Après les âges sombres

« Deux volontés d’isolement s’affrontent donc, l’une durable et l’autre non. »

Daniel, permacultivateur dans un monde qui a vu la civilisation thermo-industrielle s’effondrer, vit seul depuis le départ de sa tribu. Il s’occupe de son potager au pied d’un bâtiment éventré datant d’avant la catastrophe. Les animaux sauvages, dont il connait les habitudes, ne constituent pas une menace. Seuls les frelons noirs géants sont pour lui source d’inquiétude. Un jour, parce qu’il croyait en frapper un avec sa bêche, Daniel détruit un drone. Kévin est un déviant aux tendances perverses qui ne se sent pas à son aise dans son bunker postapocalyptique. Le métavers ne lui convient guère. Alors, il décide de sortir par tous les moyens, y compris sanglants. La rencontre de ces deux individus ne change rien à l’avenir du monde. Mais là n’est pas l’essentiel. Les animaux seront les arbitres. 

A lire dans le numéro 107 de la revue Bifrost, “spécial fictions”, cette nouvelle de Jean-Marc Ligny intitulée Après les âges sombres aurait en effet été parfaitement à sa place dans le recueil du même auteur précédemment étudié par ce site. La sauvagerie des résidus décadents de l’ancien monde quitte son cercueil physique et numérique pour s’attaquer à la sagesse débonnaire qui lui a succédé. Il faut noter que Daniel vit seul malgré les avertissements de sa tribu et que la question de la coopération est presque absente. Deux volontés d’isolement s’affrontent donc, l’une durable et l’autre non. On soulignera aussi la présence importante des loups, les canidés étant, on l’a vu, souvent utilisés par Ligny dans ses textes. L’humain, l’animal et la machine interagissent et se toisent pour laisser le lecteur deviner à qui l’avenir de cette planète appartient. 

Arnauld Pontier : Dehors, les hommes tombent

« La cause de la catastrophe est l’inconscience de l’espèce humaine parce qu’elle ne comprend pas qu’elle crée son destructeur. »

La solitude d’un être artificiel dans un monde déserté est difficile à porter. L’oubli est une solution de chaque instant. Un humanoïde parcourt la Terre, vide depuis des millénaires. Il a vu les derniers de ses créateurs fuir vers l’espace ou être massacrés par les Semblants, la catégorie de créatures à laquelle il appartient. Il a traversé des milliers de kilomètres pour aborder un rivage qu’il ne parvient pas à identifier. Son histoire est mystérieuse. Un temple à Hélios, divinité éteinte de la fin du monde précédent, accueille momentanément son errance. Il est arrivé sans savoir où ni pourquoi. Il va l’apprendre mais il lui faudra suivre la piste éprouvante de sa propre vie, dont il ne se souvient plus. Il devra d’abord affronter un monstre mythologique de l’avenir, puis regarder en lui-même ce qu’il a été afin de découvrir ce qui s’est véritablement passé, pour lui-même et l’humanité.

Dehors, les hommes tombent, d’Arnauld Pontier, est d’abord le récit d’une introspection qui se révèle concrètement. L’état d’esprit, les capacités et les souvenirs du Semblant qui est le personnage principal de ce roman s’éclairent au fur et à mesure de sa progression. Paradoxalement, il s’agit d’une quête initiatique à rebours. Au combat physique succède l’exploration numérique qui lui révèle ses souvenirs. Il a vécu, davantage que l’on ne pourrait le penser, mais il ne le sait pas. Connais-toi toi-même, l’adage est connu, encore faut-il vivre pour se connaitre. Ce mythe de la caverne dans un cadre postapocalyptique permet une errance, celle du personnage principal, et cause une quête initiatique rétrospective.

Statue de la liberté
L’avenir est incertain.
©Getty – Mark Garlick/Science photo library

Le récit n’est pas d’abord caractérisé par un effondrement écologique même si cet aspect n’est pas absent. La cause de la catastrophe est l’inconscience de l’espèce humaine parce qu’elle ne comprend pas qu’elle crée son destructeur. Néanmoins, la dimension écologique, la question des ressources et du rapport avec l’environnement, est sensible. En cela, Arnauld Pontier adopte, avec Dehors, les hommes tombent, une perspective complémentaire à celle de l’une de ses nouvelles, L’homme de sable, qui pointe plus précisément les conséquences imprévues du réchauffement climatique. Alors que le roman décrit une humanité qui chute en se tirant une balle dans le pied dans un cadre écologique fragile, la nouvelle raconte les conséquences folles d’une crise écologique devenue imprévisible. Le premier part d’une impasse et s’achemine vers une renaissance, la seconde commence par une abondance et se termine par une métalepse tragicomique.

Nos problèmes écologiques ne peuvent pas être contournés. La littérature relate à leur propos des histoires cornucopiennes de dépassement par la technologie ou des histoires d’effondrement dans lesquelles la technique révèle son impuissance, quand ce n’est pas sa nocivité. En choisissant une voie hybride où les deux approchent se combattent et se servent d’antidotes mutuels, Dehors, les hommes tombent nous parle d’un avenir où l’humanité est un revenant. Ce futur fantomatique n’est pas très avenant en plus d’être hasardeux. Mais si nous pouvons regarder nos limites, nous en choisirons un autre.

Jean-Marc Ligny : Dix Légendes des Ages sombres

« Des individus et des familles se retrouvent dans des situations qui engagent leurs valeurs, leurs déterminations et leurs ressources. »

Il est des écrivains qui creusent leur sillon. Jean-Marc Ligny en fait partie. S’il a souvent abordé d’autres thèmes, son œuvre s’est préoccupée du problème climatique d’origine anthropique dès le début des années 2000, en particulier avec la fameuse trilogie constituée par AquaTM, Exodes et Semences. Plus lucide que d’autres et plus tôt, Ligny a conçu des textes qui méritent d’être lus parce qu’ils existent. Dix Légendes des Ages sombres réunit l’ensemble de ses nouvelles sur le sujet. La première, L’Ouragan, a été publiée il y a vingt-deux ans, une autre, La Horde, est inédite. L’un des textes, La Route du Nord, est destiné à un jeune public. Tous, comme le titre du recueil l’indique, décrivent une catastrophe écologique due au changement climatique avec des conséquences très importantes sur les comportements quotidiens. Des individus et des familles se retrouvent dans des situations qui engagent leurs valeurs, leurs déterminations et leurs ressources. Plus généralement, ces textes prennent acte de l’échec de l’espèce humaine face au problème climatique. Aucun n’évoque un contexte où celui-ci aurait été géré raisonnablement.

Bien qu’il ne se réclame pas de cette mouvance, les récits de Jean-Marc Ligny mettent en scène des situations survivalistes. Des villageois tentent de survivre à la pénurie généralisée dans un monde où la violence est constante, un homme essaie de construire une montgolfière dans un aéroport désert, une vieille femme s’inquiète pour son mari alors que s’éloigner n’est jamais sûr. Il s’agit d’économiser ses ressources, de réussir à vivre là où plus rien ne pousse, d’affronter la menace incessante de groupes malveillants poussés à bout par une ère d’incertitude. Notre désinvolture a créé un monde de précarité où nos instincts négatifs ont tendance à l’emporter.

Numéro de la revue spécialisée Bifrost où a été publiée La Route du Nord, l’une des nouvelles du recueil.

Deux attitudes s’affrontent dans la plupart des nouvelles : l’une étant sans foi ni loi et l’autre moins mauvaise mais désespérée. Dans La Horde, un groupe de sédentaires, sympathiques mais sans illusions, fait face à une vague de nomades fanatiques et anthropophages. Dans La Frontière, un soldat impitoyable massacre des migrants dont le seul crime est de vouloir survivre. Dans Lettre à Elise, des privilégiés regroupés dans une enclave laissent mourir ceux qui ont été rattrapés par la crise climatique. Les groupes humains sont souvent répartis entre la sauvagerie la plus mauvaise et des gradations du moindre mal. Les deux dialoguent et se combattent sans que l’on aperçoive d’issue enviable pour notre espèce. Cette dualité se retrouve dans le monde animal puisque des chiens apparaissent dans presque tous les textes. Ceux qui sont en meute sont systématiquement décrits comme dangereux alors que les autres s’individualisent en un compagnon serviable et utile. La présence canine dédouble celle de l’être humain et la suit comme son ombre, nos serviteurs étant à la fois notre image et nos lieutenants.

Si Dix Légendes des Ages sombres est pessimiste quant à notre incapacité à empêcher la catastrophe, il l’est aussi quant à notre incapacité à affronter ses conséquences. Le recueil insiste également sur le potentiel de violence et de prédation révélés par l’effondrement. Le fanatisme religieux est, dans plusieurs nouvelles, un réflexe social pour maintenir l’ordre. Cet ensemble de collapsofictions renvoie globalement à l’échec et au doute, même si une nuance d’espoir vient parfois tempérer cette tendance, davantage pour des raisons narratives que pour esquisser une solution. La coopération y existe surtout pour être un contrepoint à une désolation qui finit par gagner. Certains textes semblent prescients et, quel que soit ce que l’on pense de leur écriture, nous renvoient à l’étendue de notre laxisme écologique.

Don’t Look Up : une faute de mieux ?

« Il ressort de ces soubresauts une impression de vacuité. Comique et absurde, le film désole autant qu’il amuse. »

Quelle serait la meilleure manière, pour un criminel, d’assassiner dix personnes par an ? En sauver mille (ou le prétendre). Ce serait une excellente couverture. L’organisation philanthropique est la meilleure façon de dissimuler un forfait. Dans le cas d’un crime climatique, le procédé utiliserait massivement les médias. La morale est un masque médiatique efficace, et plus encore lorsque le masque rit. Face au danger que représente la crise climatique, Don’t look up : Déni cosmique utilise la métaphore de l’impact astronomique. Une énorme comète menace de s’écraser sur Terre et d’y annihiler toute vie. Un groupe de scientifiques la repère six mois avant la catastrophe et se met en tête d’alerter les autorités. Il s’ensuit une valse tragi-comique désespérée durant laquelle ils découvrent que dire simplement la vérité ne sert à rien. La présidente des Etats-Unis, croisement entre Donald Trump et Sarah Palin, n’y prête qu’une attention politicienne, les médias imposent leurs règles et un milliardaire qu’on qualifiera pudiquement de spécial décide qu’il est une partie de la solution pour devenir une partie du problème. Les scientifiques aux abois participent à toutes sortes de pitreries en espérant qu’elles permettront la destruction de la comète mais vont de déconvenue en déconvenue.

Cette collapsofiction est à la fois grinçante et satirique. Elle n’épargne personne, car le système réussit à phagocyter les opposants, soit en les détournant, soit en les contaminant. Elle se veut aussi mobilisatrice. En insistant sur les échecs répétés d’un groupe de scientifiques ingénus, elle entend nous placer devant nos contradictions, sans doute pour causer une réaction. Les impasses et, surtout, l’incroyable capacité du système à neutraliser toute contestation par la récupération, sont censées nous faire prendre conscience de notre propre déni. Une information cruciale pour l’avenir de l’humanité est écrasée à la télévision par les vétilles ridicules d’une influenceuse, laquelle devient, à la fin du film, le troubadour du combat qu’elle a occulté… sans plus de résultat. Il ressort de ces soubresauts une impression de vacuité. Comique et absurde, le film désole autant qu’il amuse.

Caricature sur la mort du capitalisme
Don’t look up…

Devant ce spectacle, une partie importante des commentaires publics souligne sa dimension incitative, qu’elle soit salutaire ou erronée. Don’t look up nous inciterait à changer de trajectoire, à abandonner le capitalisme et la technophilie pour adopter un autre modèle, fondé, selon les appréciations, sur la sobriété ou sur la pénurie. Pourtant, à y regarder de plus près, cette vision peut susciter trois critiques. La première, la plus évidente, est celle qui porte sur le support lui-même. Il s’agit d’un film diffusé sur Netflix qui aggrave par son existence même le problème climatique qu’il prétend dénoncer. La deuxième critique concerne l’utilisation récurrente des mêmes boucs émissaires politiques d’extrême-droite qui, quelques soient leurs défauts, n’ont pas le monopole de l’aveuglement. La troisième, justement pointée par Vincent Mignerot, est que la dimension cathartique du film favorise l’inertie et pas le changement. De ce point de vue, il est consubstantiel à ce qu’il combat.

En outre, comme le souligne Irène Langlet, « la critique des médias telle qu’elle apparaît dans ce film est extrêmement classique sur le plan des représentations et du corpus de science-fiction ». Elle montre en effet « la plupart du temps des foules qui regardent une parole unique ». Les réseaux sociaux sont présents mais ne font que montrer davantage la passivité ou la réactivité des foules. On pourrait compléter en mentionnant la scène dans laquelle le personnage interprété par Jennifer Lawrence affirme l’inanité du discours complotiste qui sur-responsabilise les dirigeants et, donc, déresponsabilise les autres. L’origine de cette « parole unique » est en effet très difficile à situer.

Finalement, combien de gens, en regardant Don’t look up, vont-ils changer ? Est-ce le but ? Combien de gouvernements vont-ils modifier leurs politiques ? Aucun sans doute. Combien de personnes vont-elles consommer moins de viande, utiliser davantage les transports en commun ou cesser de participer à la fièvre consumériste ? Probablement pas beaucoup, même si seule une étude sociologique permettrait de le savoir. Quand on veut paralyser quelqu’un, une méthode captieuse consiste à lui demander constamment d’agir, ou à sous-entendre qu’il pourrait le faire, afin de le culpabiliser. En répétant aux gens qu’ils se cherchent (et se trouvent) trop d’excuses et de prétextes, on s’en trouve un soi-même pour ne pas donner un grand récit mobilisateur qui permettrait de sortir de l’ornière. Il ne s’agirait pas d’un récit de dénonciation, mais d’un récit de construction.

Ecologie : la croisée des chemins

« Combiner de cette façon une sagesse animiste avec une appréhension monothéiste constitue sans doute la principale force culturelle de l’affect écologique. »

La collapsologie est d’abord pour ses créateurs une manière de décrire et d’étudier une certitude, celle de l’effondrement des sociétés industrielles sous leur propre poids. La fin est certaine, même si les épisodes ne sont pas connus certainement. La dimension tragique de ce récit d’anticipation futurologique est évidente. Nous sommes libres dans l’inéluctable. Quelques collapsologues vont jusqu’à rendre leur propos directement réfutable en avançant des dates précises. Ainsi, Yves Cochet avait prévu dans son livre Pétrole Apocalypse (2005), le pic pétrolier pour 2010, mais n’avait pas prévu l’utilisation des pétroles de schiste. Le pic ne s’est donc pas produit à cette date. La collapsologie peut contenir une eschatologie précise même si sa chronologie varie d’un auteur à un autre. Sur ce point (mais pas nécessairement sur d’autres), on peut dire qu’il s’agit d’une eschatologie conforme au principe de scientificité.

Une telle constatation est néanmoins surprenante étant donné que l’écologisme radical est souvent décrit comme l’expression d’un type de spiritualité néopaïen. Cette opinion est recevable si l’on en considère sa métaphysique, clairement immanente, par opposition à la transcendance monothéiste. Ainsi, dans les sociétés animistes, qui fascinent certains écologistes comme Aurélien Barrau, le monde est habité par des puissances divines qui ne le surplombent pas. Les dieux du fleuve ou de la forêt régentent le monde et en font partie. En revanche, même si l’écologisme radical est fréquemment qualifié de « millénariste », ses similitudes avec certaines hérésies chrétiennes médiévales sont moins souvent soulignées. Le chiliaste Joachim de Flore (vers 1135 – 1202) avait par exemple prédit la fin des temps pour le premier XIIIe s. Il ne s’agit pas de dire que l’écologisme serait un nouveau millénarisme au sens où pouvait l’être une hérésie médiévale, mais que son eschatologie, en tant que récit, est le plus souvent du même type, ce qui relativise la pertinence des argumentaires qui en font une résurgence culturelle païenne.

Graphique du modèle du club de Rome
Le diagnostic du club de Rome insiste sur le fait que les ressources qui font l’économie moderne ne nous seront pas rendues.

La collapsologie ne s’inscrit pas dans la perspective de l’éternel retour. Soit l’impasse écologique conduit à une destruction qui va nous renvoyer définitivement à des niveaux technologiques préindustriels, soit la sagesse nous dictera la sobriété, mais celle-ci ne nous rendra pas les ressources consommées. Cette manière d’anticiper une dégradation irréversible de notre mode de vie par le tarissement des ressources et la destruction de l’environnement rejoint une tradition intellectuelle et littéraire ancienne qui a en partie été étudiée sur ce site. Dans une perspective animiste, offenser la nature se paie, mais la nature ne peut pas perdre. Elle revient toujours et contient à la fois tout le positif et tout le négatif. Dans une perspective monothéiste, la victoire du diable se solde par sa défaite et par l’avènement d’un absolu positif, le royaume de Dieu. L’écologisme radical sécularise l’eschatologie chrétienne au sens où, en l’absence de Dieu, il ne reste de la dégradation de la vie qu’un désastre. La promesse du paradis n’existe plus.

Combiner de cette façon une sagesse animiste avec une appréhension monothéiste constitue sans doute la principale force culturelle de l’affect écologique. Cela lui permet de se draper dans un anticolonialisme symbolique, comme dans le cas de Serge Latouche, tout en mobilisant des attentes qui restent celles des fondamentaux occidentaux. L’écologisme hésite entre la négation et la connaissance de soi. Toutefois, la question de son rapport au récit antagoniste, celui de la croissance industrielle, reste entière. Ni son immanence païenne, ni sa transcendance monothéiste ne lui permettent de s’opposer efficacement au mythe concurrent, qui scande la réalité du pouvoir. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’il finisse, avec la collapsologie, par raconter son propre échec avant même qu’il ait lieu.

Le krach du Bitcoin : un récit

« Le krach récent du marché des cryptomonnaies en mai 2021 est une partie d’un récit plus vaste, celui du marché, qui affecte de croire en sa propre destruction justement parce qu’il n’y croit pas. »

Les marchés financiers peuvent nous raconter leurs gloires factices ou leurs déconvenues, comme dans Le Loup de Wall Street de Martin Scorcese. Ils peuvent nous raconter leur instabilité, comme dans le récit médiatique qui a été fait des manœuvres de Jérôme Kerviel. Ils peuvent nous raconter leur dangerosité économique, comme dans The Big Short d’Adam McKay. Ils peuvent nous scander leur inanité, comme dans la litanie de chiffres qu’ils nous envoient tous les jours. Ils peuvent même nous raconter la menace directe qu’ils font peser sur l’environnement, puisque le Bitcoin serait trop gourmand en ressources d’après Elon Musk lui-même. Mais ils nous racontent rarement ce qu’ils font là. Ils sont à la fois la mauvaise conscience du capitalisme, qui valorise ostensiblement l’entrepreneur pour cacher le spéculateur, et sa nécessité. Les annonces publiques qui les concernent ont le plus souvent moins pour objectif d’informer que d’orienter, de provoquer les fluctuations. Le récit grâce auquel les citoyens peuvent les suivre sert à leur faire perdre de l’argent ou à les mettre devant le fait accompli.

La place des cryptomonnaies dans le système économique est paradoxal. A l’exception des libertariens et de ceux à qui elles font gagner de l’argent, elles suscitent méfiance ou rejet. Le Bitcoin se caractérise à la fois par sa rareté, sa traçabilité et par l’incapacité des banques centrales à le contrôler directement. Il se crée par une opération que l’on qualifie métaphoriquement de « minage », c’est-à-dire l’utilisation d’une puissance de calcul informatique pour le générer, même si toutes les cryptomonnaies ne sont pas créées par minage ou forcément limitées en quantité. Le système économique en place est embarrassé par le peu de contrôle direct dont il dispose sur le bitcoin au moment où le laxisme monétaire est la règle. Parallèlement, les problèmes écologiques exigent de nous des décisions claires, décisions que nous attendons souvent des pouvoirs publics, d’où une suspicion latente à l’égard de monnaies qui ne sont pas facilement contrôlables par les états. Les cryptomonnaies en général et le bitcoin en particulier sont accusés de faire partie de dérives qu’ils solutionnent ou dont ils ne sont pas les premiers responsables. Cela s’effectue dans la cadre de grands récits médiatiques et d’une fiction correspondante, celle des marchés. 

Boulier
Jusqu’ici tout va bien…

Ces récits comportent l’éternelle menace de l’effondrement des marchés, une eschatologie sans aboutissement, puisque les marchés repartent toujours. Cette fiction a ses références visuelles comme les salles gueulardes peuplées d’hommes cravatés en sueur (salles qui ont disparu en réalité), ses références ésotériques comme les graphiques en bâtonnets, ses références rhétoriques comme le point, incarné par Agnès Verdier-Molinier, affrontant le contre-point, incarné par Jean-Luc Mélenchon. Elle a ses antihéros, ses victoires et ses défaites. Elle a sa division spectaculaire qui lui assure de persévérer dans son être. Le krach récent du marché des cryptomonnaies en mai 2021 est une partie d’un récit plus vaste, celui du marché, qui affecte de croire en sa propre destruction justement parce qu’il n’y croit pas. Si cet effondrement doit venir, il ne peut venir que d’un extérieur que le marché ne peut pas contrôler, même s’il peut en parler avec ses mots. C’est tout le (non-)sens de la croissance verte.

La narration des marchés financiers est celle d’un échec qui ne se termine jamais parce que les marchés ne peuvent ou ne veulent cesser d’être. Leurs euphories ponctuent des krachs qui ponctuent des contre-récits collectivistes, mais tout cela relève de la même fiction, du même cosmos. Le ver libre des chaînes d’information lie cet univers à une certaine manière de se représenter l’effondrement. Il faut que celui-ci soit ressassé par un récit pour être esquivé. Se produira-t-il néanmoins ? S’il devait devenir réel, il tuerait le récit quotidien qui veut le conjurer. Son momentum (son élan) écologique, au sens où l’entend Yves Cochet, constitue la limite métaleptique de son momentum financier (en tant qu’indicateur de trading). Le grand récit financier connait un emballement au moment où ses ressources se dérobent sous ses pieds.