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Addendum, Jean-Marc Ligny : Après les âges sombres

“Deux volontés d’isolement s’affrontent donc, l’une durable et l’autre non.”

Daniel, permacultivateur dans un monde qui a vu la civilisation thermo-industrielle s’effondrer, vit seul depuis le départ de sa tribu. Il s’occupe de son potager au pied d’un bâtiment éventré datant d’avant la catastrophe. Les animaux sauvages, dont il connait les habitudes, ne constituent pas une menace. Seuls les frelons noirs géants sont pour lui source d’inquiétude. Un jour, parce qu’il croyait en frapper un avec sa bêche, Daniel détruit un drone. Kévin est un déviant aux tendances perverses qui ne se sent pas à son aise dans son bunker postapocalyptique. Le métavers ne lui convient guère. Alors, il décide de sortir par tous les moyens, y compris sanglants. La rencontre de ces deux individus ne change rien à l’avenir du monde. Mais là n’est pas l’essentiel. Les animaux seront les arbitres. 

A lire dans le numéro 107 de la revue Bifrost, “spécial fictions”, cette nouvelle de Jean-Marc Ligny intitulée Après les âges sombres aurait en effet été parfaitement à sa place dans le recueil du même auteur précédemment étudié par ce site. La sauvagerie des résidus décadents de l’ancien monde quitte son cercueil physique et numérique pour s’attaquer à la sagesse débonnaire qui lui a succédé. Il faut noter que Daniel vit seul malgré les avertissements de sa tribu et que la question de la coopération est presque absente. Deux volontés d’isolement s’affrontent donc, l’une durable et l’autre non. On soulignera aussi la présence importante des loups, les canidés étant, on l’a vu, souvent utilisés par Ligny dans ses textes. L’humain, l’animal et la machine interagissent et se toisent pour laisser le lecteur deviner à qui l’avenir de cette planète appartient. 

Arnauld Pontier : Dehors, les hommes tombent

“La cause de la catastrophe est l’inconscience de l’espèce humaine parce qu’elle ne comprend pas qu’elle crée son destructeur.”

La solitude d’un être artificiel dans un monde déserté est difficile à porter. L’oubli est une solution de chaque instant. Un humanoïde parcourt la Terre, vide depuis des millénaires. Il a vu les derniers de ses créateurs fuir vers l’espace ou être massacrés par les Semblants, la catégorie de créatures à laquelle il appartient. Il a traversé des milliers de kilomètres pour aborder un rivage qu’il ne parvient pas à identifier. Son histoire est mystérieuse. Un temple à Hélios, divinité éteinte de la fin du monde précédent, accueille momentanément son errance. Il est arrivé sans savoir où ni pourquoi. Il va l’apprendre mais il lui faudra suivre la piste éprouvante de sa propre vie, dont il ne se souvient plus. Il devra d’abord affronter un monstre mythologique de l’avenir, puis regarder en lui-même ce qu’il a été afin de découvrir ce qui s’est véritablement passé, pour lui-même et l’humanité.

Dehors, les hommes tombent, d’Arnauld Pontier, est d’abord le récit d’une introspection qui se révèle concrètement. L’état d’esprit, les capacités et les souvenirs du Semblant qui est le personnage principal de ce roman s’éclairent au fur et à mesure de sa progression. Paradoxalement, il s’agit d’une quête initiatique à rebours. Au combat physique succède l’exploration numérique qui lui révèle ses souvenirs. Il a vécu, davantage que l’on ne pourrait le penser, mais il ne le sait pas. Connais-toi toi-même, l’adage est connu, encore faut-il vivre pour se connaitre. Ce mythe de la caverne dans un cadre postapocalyptique permet une errance, celle du personnage principal, et cause une quête initiatique rétrospective.

Statue de la liberté
L’avenir est incertain.
©Getty – Mark Garlick/Science photo library

Le récit n’est pas d’abord caractérisé par un effondrement écologique même si cet aspect n’est pas absent. La cause de la catastrophe est l’inconscience de l’espèce humaine parce qu’elle ne comprend pas qu’elle crée son destructeur. Néanmoins, la dimension écologique, la question des ressources et du rapport avec l’environnement, est sensible. En cela, Arnauld Pontier adopte, avec Dehors, les hommes tombent, une perspective complémentaire à celle de l’une de ses nouvelles, L’homme de sable, qui pointe plus précisément les conséquences imprévues du réchauffement climatique. Alors que le roman décrit une humanité qui chute en se tirant une balle dans le pied dans un cadre écologique fragile, la nouvelle raconte les conséquences folles d’une crise écologique devenue imprévisible. Le premier part d’une impasse et s’achemine vers une renaissance, la seconde commence par une abondance et se termine par une métalepse tragicomique.

Nos problèmes écologiques ne peuvent pas être contournés. La littérature relate à leur propos des histoires cornucopiennes de dépassement par la technologie ou des histoires d’effondrement dans lesquelles la technique révèle son impuissance, quand ce n’est pas sa nocivité. En choisissant une voie hybride où les deux approchent se combattent et se servent d’antidotes mutuels, Dehors, les hommes tombent nous parle d’un avenir où l’humanité est un revenant. Ce futur fantomatique n’est pas très avenant en plus d’être hasardeux. Mais si nous pouvons regarder nos limites, nous en choisirons un autre.

Doris Lessing : Shikasta

“Si Doris Lessing nous montre que nous sommes dévoyés, c’est en posant une hypothèse romanesque. Le divin n’est pas ce que nous croyons.”

Des extraterrestres jettent un regard clinique sur notre planète. Ils l’évaluent, la soupèsent et comprennent qu’elle est exceptionnelle, plus que prometteuse. Ils se livrent donc à des expériences qui conduisent à l’apparition de notre espèce. Dans cette perspective, les habitants de Canopus, sages et pondérés, sont en rivalité avec ceux de Sirius, plus intrépides, ainsi qu’avec ceux de Shammat, malfaisants et pervers. Ces derniers restent cachés pendant la conception du genre humain puis interviennent pour le subvertir et ravir aux Canopéens leur création. Alors que les êtres humains s’illusionnent de plus en plus sur leur passé, leur présent et leur avenir, Canopus essaie de reprendre le contrôle de la situation en envoyant des émissaires sur place. La succession des prophètes et des saints, décrite dans les textes sacrés de l’humanité, affronte péniblement la rapacité croissante de Shammat, dont l’influence évoque celle du diable.

Certaines choses sont cachées depuis la fondation du monde. Doris Lessing, dont le prix Nobel n’aura, lui, échappé à personne, aborde la question dans un roman allégorique qui s’achève en une totale et authentique collapsofiction. Le nom Shikasta provient d’un terme persan qui signifie « brisé ». Ce roman s’inscrit donc dans une tradition philosophique et spirituelle qui est celle d’un rejet de la séparation. Nous sommes condamnés à ne pas coïncider avec nous-même, à nous détruire par ignorance, parce que nous avons oublié le divin. Le gnosticisme, le soufisme ou le néoplatonisme sont d’évidentes sources d’inspiration pour l’auteur, qui organise son récit de manière à compléter le macrocosme par le microcosme. Il commence par une description générale et démiurgique de l’évolution de la planète et se termine par une série d’échanges intimes entre personnages bien placés en transitant par une phase prosopographique très intéressante sur différents individus singuliers. Le dernier envoyé de Canopus, Johor, incarné en l’humain George Sherban, réussit à sauver ce qui peut l’être au terme d’un vingtième siècle particulièrement éprouvant.

Il faut peser le pour et le contre (L’arche du Capitaine Blood, Atari ST)

Si Doris Lessing nous montre que nous sommes dévoyés, c’est en posant une hypothèse romanesque. Le divin n’est pas ce que nous croyons. Il est aux cieux mais séculier. Une autre manière de répondre à la question serait que constater qu’il n’existe tout simplement pas, à moins d’utiliser la pirouette spinoziste qui consiste à l’identifier au grand tout. Avons-nous besoin de l’ignorer pour avancer ? Dans ce cas, nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe. Aujourd’hui, nous ignorons les dégâts que nous infligeons à notre écosystème, le véritable divin, pour pouvoir continuer à l’exploiter. Les bouleversements techniques et politiques que nous vivons depuis des siècles nous dissimulent la stabilité de notre nature. Soit nous trouvons un moyen de dépasser cette nature par la technique (c’est le but, hasardeux, du transhumanisme), soit nous serons écrasés par la crise écologique. L’autre possibilité, nous auto-limiter, ne semble pas nous attirer pour l’instant.

Il plane sur les descriptions altières de la planète Shikasta au début du livre comme une atmosphère vidéoludique, légèrement presciente (le texte date de 1979), celle d’un jeu de stratégie modelant son objet. On pourrait le modeler d’une autre manière, avec un autre point de vue. Doris Lessing s’y emploie dans les volumes suivants. Il y a quelque chose de ludique dans la méthode et de mélancolique dans les conclusions. Mais les secondes ne démentent pas pour autant la première.

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