Dave Neale, Matthew Dunstan : Echoes – L’Eclipse.

« Il a fallu faire des choix : la crise écologique, la criminalité, une intelligence artificielle folle et même un astéroïde. Que s’est-il passé ? Laquelle de ces menaces est à l’origine de l’effondrement ? »

(Merci au Groupe d’Entraide Mutuelle Autisme de Tours pour son aide dans la conception de cet article)

On peut chercher des signes de l’effondrement global à venir. C’est ce que font, avec d’autres, les collapsologues. Mais la fiction met parfois aussi en scène les signes d’un effondrement global passé. Les deux perspectives se rejoignent d’ailleurs lorsqu’il s’agit d’utiliser une fiction afin de sensibiliser au thème de l’autodestruction. Dehors, les hommes tombent, d’Arnaud Pontier, étudié sur ce site, en est un exemple littéraire. On pense également, bien entendu, au très célèbre La Machine à explorer le Temps de H. G. Wells. Les jeux de société ne sont pas en reste. La recherche d’indices les rend en effet particulièrement propices à ce type de questionnement. La série de jeux Echoes, éditée chez Ravensburger, comprend un scénario indépendant, baptisé L’Eclispe (paru en 2022), qui propose d’incarner d’un enquêteur tribal vivant longtemps après la catastrophe. Celui-ci trouve un ensemble d’objets, certains technologiques d’autres non, qui le mettent sur la piste de l’Eclipse, un événement diluvien terrible aux conséquences planétaires. Doté d’un don de perception particulier, l’enquêteur va tenter de reconstituer ce qui s’est produit. Pour ce faire, le jeu se présente comme une sorte de « Mastermind » scénarisé. Il requiert aussi l’utilisation d’une application sur smartphone ou tablette afin de pouvoir scanner les différentes illustrations et ainsi mettre en ordre le récit.

La recherche s’effectue en deux temps. Il faut d’abord reconstituer trois chapitres sur un total de six, puis reconstituer les trois autres, sans que l’ordre de découverte corresponde à celui de la narration. Les objets considérés peuvent être des artefacts technologiques, des images, des jouets, des enregistrements audios, etc. Il apparait rapidement que plusieurs menaces majeures ont pesé simultanément sur notre espèce. Il a fallu faire des choix : la crise écologique, la criminalité, une intelligence artificielle folle et même un astéroïde. Que s’est-il passé ? Laquelle de ces menaces est à l’origine de l’effondrement ? C’est ce que nous devons déterminer dans un jeu qui ne s’effectue qu’une fois, le scénario n’étant pas variable d’une partie à une autre.

Jeu de société
Les membres du GEM autisme de Tours font une partie de Echoes : L’Eclipse

L’intrication des catastrophes brouille les pistes car il ne s’agit pas de savoir si elles se sont produites, mais plutôt laquelle a emporté notre espèce. En perdant le contrôle des remèdes, nous avons seulement pu choisir notre fin. Echoes : L’Eclipse est donc caractéristique d’une angoisse où les préoccupations se bousculent. Tous les anéantissements sont possibles parce que tous sont crédibles et tous, d’ailleurs, ne sont pas écologiques. L’intelligence artificielle est à la fois un danger et un remède. Le virus n’a pas pour origine le réchauffement climatique. L’histoire est linéaire mais elle apparaît dans le désordre. On apprend donc à l’extrême fin ce qui s’est vraiment passé. Il s’agit d’un concentré des peurs planétaires de notre temps.

En enquêtant, on apprend que la recherche scientifique a créé des problèmes supplémentaires en essayant de sauver le monde. Le jeu exprime une méfiance à l’égard de la perspective technosolutionniste, méfiance manifestée par l’enthousiasme déçu de certains savants. Le thème du contrôle social n’est pas non plus absent, puisque les réponses envisagées incluent également une surveillance accrue sur les populations. Au total, l’emprise que l’humanité a sur elle-même vole en éclats justement parce qu’elle tente de se perfectionner. Elle constitue ainsi l’essentiel du problème. En cherchant la cause événementielle de l’effondrement, nous découvrons notre limite intrinsèque.

Antoinette Rychner : Après le monde

« L’inertie climatique continue et menace l’humanité. Elle menace même les améliorations politiques et sociales obtenues grâce à la prise de conscience consécutive à la catastrophe. »

S’il fallait citer un roman qui exprime et synthétise la vision de l’effondrement telle qu’elle a été pensée par Pablo Servigne, ce serait Après le Monde d’Antoinette Rychner, publié en 2020 aux éditions Buchet Chastel. En 2022, un cyclone particulièrement violent frappe la côte ouest des Etats-Unis. Le système économique mondial, qui fonctionne à flux tendus, n’y résiste pas. Les pouvoirs publics font tout pour empêcher la catastrophe. Ils emploient des outils monétaires, politiques, policiers, militaires mais ne réussissent pas éviter une régression globale. Les populations subissent l’incapacité des autorités à permettre les approvisionnements fondamentaux. Les soubresauts, particulièrement meurtriers, durent plusieurs années. Ils passent par un net recul technologique ainsi que des phases de crispations nationalistes et xénophobes, avant de se stabiliser temporairement dans des systèmes sociaux fondés sur la démocratie directe et le respect de l’autre. Les différents chapitres du roman décrivent les trajectoires de femmes aux prises avec les difficultés croissantes de l’effondrement, mais aussi avec l’acceptation du féminin comme une partie de la solution à la violence endémique. La féminisation de la langue est ainsi une réalité constante du roman. Elle exprime un désir de tolérance et d’apaisement. Malheureusement, l’espèce humaine fait ce choix trop tard. Elle est finalement rattrapée, quelques décennies après la catastrophe, par l’accumulation des problèmes écologiques qu’elle a créés.

La question de la perte du confort dans les déplacements, les communications et les besoins biologiques est centrale. Ses inconvénients matériels sont souvent détaillés. Les trajets sont longs et dangereux, surtout pour les femmes et les enfants, l’échange d’informations est beaucoup moins facile, la nourriture est produite localement, la sexualité présente les risques qui sont ceux des sociétés traditionnelles, que ce soit en termes de contraception ou d’infections. Mais c’est d’abord le contraste socio-culturel qui frappe. A l’aisance névrotique et douloureuse de la vie postmoderne succède la fatalité nonchalante et dangereuse du monde d’après. L’ambiance change complétement.

Malgré l’abandon forcé du consumérisme, les problèmes ne sont pas fondamentalement résolus. L’inertie climatique continue et menace l’humanité. Elle menace même les améliorations politiques et sociales obtenues grâce à la prise de conscience consécutive à la catastrophe. La bêtise du système défunt vient abîmer son successeur. On peut y voir, de la part de l’autrice, une forme de contrariété, peut-être même un aveu. Rien ne naît de rien et il sera difficile, même pour la moins mauvaise des sociétés à venir, d’assumer les fautes que nous avons commises. Nous n’avons pas seulement détruit ce que nous sommes mais aussi la possibilité qu’il y ait autre chose.

Le livre est lancinant, triste, perspicace. Parce qu’il est argumenté, il en arrive à être lucide sur ses propres impasses. Tactiquement, il suscite l’espoir, mais à long terme, il s’interroge pour ne pas avoir à conclure. En outre, Pablo Servigne lui-même, dans un entretien réalisé durant la crise de la COVID, semblait se demander si celle-ci ne réfutait pas la thèse de la fragilité du système économique à flux tendus dans lequel nous sommes. Même si cela n’invalide pas les autres types d’hypothèses collapsologiques, il nous faut néanmoins rester prudents quant à un certain nombre de pistes qui, si elles peuvent être intéressantes, doivent toujours être questionnées.