Chef d’œuvre de l’atomisme psychologique, faux roman d’apprentissage et vrai roman métaphysique, Robinson Crusoé de Daniel Defoe (vers 1661-1731) est un livre paradoxal à plus d’un titre. Il place son personnage principal dans la situation de tout apprendre de l’existence en l’éloignant de la vie sociale. On pourrait citer de nombreux exemples de textes initiatiques, depuis certains écrits de Cicéron jusqu’à la Chartreuse de Parme, qui évoquent un naïf dans une situation sociale révélatrice. Celui-ci apprend des autres ce qu’il ne savait pas sur lui-même… et sur les autres. Avec Robinson Crusoé, les autres n’apprennent rien au héros. Il refuse d’écouter les appels de son père à la prudence et s’embarque pour découvrir le monde, survit à plusieurs tempêtes, est capturé puis réduit en esclavage par suite d’un combat naval, s’échappe, devient lui-même marchand (d’esclaves) et achète ses propres navires. Mais à l’entendre, tout ceci ne lui apprend rien. Ce n’est qu’une vie d’égarement et de débauche. Seule la solitude finit par lui enseigner la quintessence de l’existence. Un ultime naufrage et une île déserte.
Dans une situation que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui de survivaliste, Robinson vit son confinement forcé. Cela lui montre combien il était aveugle parce qu’il n’avait pas vu Dieu, parce qu’il n’avait pas pris conscience de lui-même. Le seul livre qu’il a réussi à sauver est une Bible, dont la lecture lui donne la force de continuer. Alors il se bat. Il tue des chèvres, puis les élève. Il se crée deux demeures, l’une sur le rivage et l’autre à l’intérieur des terres. Il pratique dangereusement le cabotage grâce à une pirogue qu’il a difficilement construite. Il tombe malade et guérit grâce à une mixture à base de tabac. Il finit par rencontrer des gens, ce qui le plonge dans la paranoïa. Il prend quantité de risques et expérimente la vie parce qu’il n’a rien à perdre.

La question n’est pas de savoir ce que nous apprend sur la vie cette histoire invraisemblable. Il ne s’agit pas, en fait, de ce type-là d’apprentissage. On apprend beaucoup plus au contact des autres, qu’on les aime ou pas, que sur une île déserte. La solitude est une recherche. D’ailleurs, s’il n’avait pas d’abord été un être social, Robinson n’aurait jamais survécu à son confinement. Il doit sa survie aux nombreux objets ainsi qu’aux vivres qu’il réussit à sauver de son navire. On se souvient que Karl Marx qualifiait de « Robinsonnade » la vision individualiste des économistes classiques et qu’Aristote disait d’un homme seul qu’il serait soit une bête soit un dieu. Le roman nous apprend l’exceptionnel talent littéraire de Defoe, qui nous fait croire l’incroyable. Mais il nous apprend surtout qu’une personne qui va jusqu’au bout achève tautologiquement ce qu’elle fait. Nous ne sommes pas des Robinson, que nous soyons philanthropes ou misanthropes, autistes ou neurotypiques, blonds ou bruns, empathiques ou sociopathes. Nous ne sommes ni des bêtes, ni des dieux. On nous dit que nous ne sommes pas des personnages de romans, que nous rêvons si nous croyons être des Rastignac ou des Julien Sorel. Mais nous ne sommes que cela. Nous n’apprenons pas autrement. Pour certaines personnes, c’est exaltant, pour d’autres triste, pour d’autres encore ennuyeux.
Le confinement consécutif au Covid-19 nous place dans une robinsonnade et toute robinsonnade est une illusion. Les autres, salvateurs ou infernaux, reviennent toujours, surtout dans les huis clos. Que nous soyons inquiets pour ceux qui souffrent ou fascinés par l’ambiance des rues désertes (ou les deux), nous ne sommes pas et ne pouvons pas être isolés. Il est d’ailleurs significatif qu’un autre des grands textes de Daniel Defoe, le Journal de l’Année de la Peste, concerne le virus qui a ravagé Londres en 1665, comme si les deux livres se répondaient aujourd’hui dans notre confinement. Telle est la véritable fonction de Robinson Crusoé : servir, à l’instar du mythe de Philoctète, de contrepoint à l’inévitable, au fait que nous ne sommes pas seuls.