Ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler le 4x (eXplore, eXtract, eXpand, eXterminate) est un système de jeu fondé sur l’exploration des espaces, la gestion des ressources, le développement d’une faction et le combat. Il s’agit en général de jeux vidéo dont les caractéristiques fictionnelles sont vastes, voire mégalomanes. L’exemple typique de ce système est la série Civilization, créée à l’origine par Sid Meier en 1991. Le but du jeu est de bâtir une civilisation sur plusieurs milliers d’années, depuis la préhistoire jusqu’à la conquête spatiale. Civilization épouse une partie de l’histoire des jeux vidéo à la fois parce qu’il est un produit emblématique et précurseur, mais aussi parce qu’il montre clairement les évolutions idéologiques qui ont marqué ce domaine. Si le premier jeu, encore façonné par la guerre froide finissante, est caractérisé par des figures typiques de cette période (Staline y apparait comme le chef des Russes et Mao comme celui des Chinois), le quatrième, commercialisé en 2005, présente une évolution transhistorique marquée par le triomphe progressif des libertés commerciales et du libéralisme politique. La crise de 2008 ne s’était pas encore produite. On a donc une série de jeux qui exprime, par l’écart entre ses variants et ses invariants, les changements idéologiques de la mondialisation.
A la fin d’une partie de Civilization, la pollution devient une partie importante des soucis du joueur. Elle apparaît sous forme de tâches crasseuses qu’il faut nettoyer et peut survenir pour toutes sortes de raisons (industrie, attaque nucléaire, explosion d’une centrale, etc.). Le réchauffement climatique peut aussi aléatoirement transformer certaines cases de jeu en déserts. Il est à noter que le traitement de la pollution y est gestionnaire et réversible. Aucune pollution n’est irrémédiable et il n’existe pas vraiment d’écosystème. Cela revient à nettoyer la saleté dans sa cuisine. Il s’agit donc d’une conception de l’écologie tendanciellement optimiste, en opposition avec les explications des collapsologues aujourd’hui.

En 1999, Firaxis, alors en charge de la franchise, décidait de commercialiser la suite narrative de Civilization en créant Sid Meier’s Alpha Centauri, avec un système globalement identique et un cadre situé sur une planète gravitant autour d’Alpha du Centaure. La cinématique d’introduction suggère, par la métaphore biblique du paradis terrestre, que des survivants ont dû quitter la Terre pour échapper à des dégâts guerriers et/ou écologiques. Dans Alpha Centauri, il s’agit de rendre la planète habitable. Le fongus, végétation locale irritante, agit comme une sorte de jungle qu’il faut défricher ou utiliser. L’objectif est aussi de conduire la recherche scientifique à des niveaux qui n’étaient pas connus sur Terre. Pour y parvenir, le joueur choisit une faction qui se caractérise par des traits idéologiques et pratiques (les uns expliquant les autres). Ces factions remplacent les civilisations du jeu précédent. Ainsi, le Magnat incarne une faction industrialiste, peu concernée par les questions écologiques, tandis que les Filles de Gaïa sont la faction la plus écologiste. D’autres protagonistes ne semblent pas particulièrement concernés par cet aspect du problème, comme les Dévots du Seigneur, des fanatiques religieux, ou la fédération spartiate, militariste.
Ainsi, la perspective générale du jeu n’est ni celle des technophiles anti-collapsologie, qu’ils soient réchauffistes (comme Laurent Alexandre) ou pas, ni celle des collapsologues. Les premiers considèrent en effet que l’effondrement est improbable parce que l’humanité trouvera les moyens technologiques de l’éviter. Nous n’aurons donc pas à quitter la Terre, comme dans Alpha Centauri. Les seconds considèrent que l’effondrement est inévitable et que l’évasion est une chimère. En outre, on voit mal comment l’humanité pourrait, pour les collapsologues, améliorer l’écologie d’une autre planète avec les méthodes qui ont détruit la nôtre. Alpha Centauri se situe donc dans un modèle écologique qui relève à la fois d’une prise de conscience environnementale et de l’hypothèse d’après laquelle la technologie serait davantage une partie du problème qu’une partie de la solution. On peut se demander si ce jeu, qui est commercialisé à la fin de la décennie 1990, n’est pas ainsi typique d’une période qui succède à la chute de l’URSS et qui précède la montée en puissance des angoisses climatiques, une époque de l’écologie de tous les possibles. Aujourd’hui, condamnés à la soumission à l’effondrement ou à sa négation, nous ne pouvons que rejouer la partie que nous avons perdue.